Les chemins sinueux du conflit en Libye

Les chemins sinueux du conflit en Libye

« Je quitte la Libye le cœur lourd et profondément préoccupé.
J’espère toujours qu’il est possible d’éviter une confrontation sanglante à Tripoli et ses alentours. »

C’est avec ce tweet, qu’António Guterres, Secrétaire général des Nations unies, a quitté la capitale libyenne, Tripoli, le 5 avril 2019…

par Khaled Ibrahim

par Khaled Ibrahim

« Je quitte la Libye le cœur lourd et profondément préoccupé. J’espère toujours qu’il est possible d’éviter une confrontation sanglante à Tripoli et ses alentours. »

C’est avec ce tweet, qu’António Guterres, Secrétaire général des Nations unies, a quitté la capitale libyenne, Tripoli, le 5 avril 2019, tandis que l’artillerie du général à la retraite Khalifa Haftar bombardait les abords de la ville (1). Guterres part, sans condamnation de l’attaque contre les habitants de la ville, à un moment où les Libyens attendaient avec impatience la convocation de la conférence de Ghadamès pour le dialogue entre les parties au conflit et dans l’espoir d’une nouvelle voie politique pour mettre fin à la guerre déclarée par Haftar depuis mi-2014. Malgré toutes les tentatives entreprises par la mission des Nations unies, l’UNISMIL, dirigée par Ghassan Salamé, de servir de médiateur entre le Gouvernement d’union nationale à Tripoli et la Chambre des représentants de Tobrouk représentée par Aqilah Saleh (le front politique de Haftar) il a échoué à mettre fin à la division politique et à l’escalade de la violence.

Pourtant, une série de réunions a eu lieu à Palerme, en Italie, puis à Paris 1 et 2, et enfin à Abou Dhabi – qui s’est avérée être la dernière réunion avant le début de la campagne de Haftar contre Tripoli. Selon des informations qui ont fuitées, l’accord conclu à Abou Dhabi entre Fayez al-Sarraj, chef du Conseil de la présidence, et Khalifa Haftar, en présence de Salamé, consistait à partager les postes de haut niveau de l’Etat et à accorder le contrôle des services militaires et de sécurité à Haftar (2). Ce qui est devenu connu sous le nom de l’accord d’Abou Dhabi était cependant en contradiction avec l’Accord de Skhirat signé en 2015, qui avait produit le Gouvernement d’union nationale (GNA), internationalement reconnu.

A la suite de l’accord d’Abou Dhabi, l’UNSMIL a lancé le Dialogue de Ghadamès, qui devait se tenir en présence du Secrétaire général de l’ONU et de son envoyé, en avril 2019. Les Libyens et les observateurs étrangers se sont tournés vers Ghadamès, en espérant un nouvel accord qui mettrait fin à l’état de division et placerait la Libye sur une voie politique au lieu de la guerre civile qui fait rage. Cependant, Haftar avait fait avancer ses forces dans une tentative de prise de contrôle de la majeure partie du territoire sud libyen ainsi que les bases d’Abrak Nashti et Tamnhit. Mais, ce à quoi les parties à l’accord d’Abou Dhabi ne s’attendaient apparemment pas, était que Haftar ne respecterait pas l’accord et se précipiterait pour contrôler non seulement les postes militaires, mais toute la Libye.

1. L’accord d’Abou Dhabi et le bombardement de Tripoli

Mi-avril 2019, les forces de Haftar ont lancé une attaque contre le sud de Tripoli, au mépris flagrant du système international, alors que le Secrétaire général de l’ONU menait, dans cette même ville, des consultations avec le Conseil de la présidence avant la conférence de Ghadamès. Ainsi, un nouveau cycle de guerre de Haftar pour prendre le contrôle de la capitale a commencé, mais cette fois considérablement soutenu par les miliciens russes du groupe Wagner, des mercenaires africains ainsi que le soutien militaire des Emirats Arabes Unis et du Caire. Il semblait que le GNA, internationalement reconnu, avait été abandonné à son sort, sans aucun soutien, ni même une condamnation de l’attaque par l’ONU.

Les forces du GNA ont absorbé le choc, repoussé l’attaque de Tripoli et lancé l’opération « Volcan de Colère ». Le président du Conseil présidentiel, Fayez al-Sarraj, a dénoncé la trahison, lorsqu’il a dit, amer : « Nous avons été trompés ». Il semble que les concessions offertes par al-Sarraj à Haftar à Abou Dhabi, fin février 2019, aient été interprétées à tort par ce dernier comme un signe de faiblesse dans le camp de Tripoli (3). Les combats ont été féroces, dans lesquels les civils ont payé un lourd tribut : environ 200’000 personnes ont été déplacées du sud de Tripoli et des districts entiers comme Ain Zara et Khallat Al-Furjan ont été détruits. Pendant sept mois, les forces du GNA ont tant bien que mal résisté contre la campagne de Haftar, mais face à cette situation, le gouvernement n’a pu trouver d’autre solution que de s’assurer le soutien d’un allié international pour l’aider à repousser l’agression. C’est pourquoi, à la fin du mois de novembre 2019, le GNA a signé un accord de coopération en matière de sécurité avec la Turquie, dont les forces sont intervenues en décembre. Le soutien de la Turquie par voie terrestre, maritime et aérienne allait bouleverser considérablement l’équation géopolitique.

2. L’intervention turque

Ankara a rapidement acheminé des experts militaires et du matériel au GNA, dont l’impact était clair sur le champ de bataille. Les forces de Haftar ont commencé à perdre le contrôle aérien grâce à l’efficacité des frappes de drones et des armes turques. Ce changement qualitatif a conduit au retrait de la milice russe Wagner et d’autres mercenaires du sud de Tripoli. Ainsi, les troupes de Haftar ont rapidement perdu leurs positions avancées sur les axes de batailles autour de la capitale au profit des forces du GNA. Fin avril 2020, Haftar et ses hommes s’étaient retirés à plus de 600 km de la ville, alors que toute la région ouest de la Libye était à nouveau sous le contrôle du GNA. Ce dernier a également réussi à reprendre possession de la base militaire stratégique d’al-Wattayah à partir de laquelle Haftar avait lancé des attaques et des opérations, forçant celles-ci à se replier sur la base d’al-Jufra ainsi qu’à Syrte, à environ 500 km à l’est de la capitale.

L’intervention décisive turque a été un facteur important pour l’acceptation par Haftar, sous la pression de ses partisans – et en particulier de la Russie – d’un cessez-le-feu. En effet, ces derniers craignaient de perdre le contrôle de Syrte, des champs pétrolifères et de la base militaire d’al-Jufra. Par ailleurs, la réaction russe et égyptienne a poussé le GNA et son allié turc à accepter le cessez-le-feu. Cette nouvelle réalité sur le terrain a ouvert la voie à une reprise des négociations menées par la mission onusienne. Pour de nombreux observateurs à Tripoli, cette nouvelle initiative de médiation était une dernière tentative pour sauver le camp de Haftar.

Craignant l’avancement des forces du GNA vers l’est, l’Egypte a convoqué Aqila Saleh et Haftar pour annoncer ce qui allait devenir la Déclaration du Caire, qui considérait Syrte comme une ligne rouge pour Tripoli et dont la violation déclencherait l’intervention directe de l’armée égyptienne. Le parlement égyptien avait donné à Abdel Fattah al-Sissi le mandat d’intervenir en Libye, à la demande d’Aqila Saleh, le président de la Chambre des représentants de Tobrouk. Pendant ce temps, la pression internationale s’est accrue sur le GNA pour qu’il arrête la marche de ses troupes vers l’est en direction de Syrte.

C’est dans ce contexte que Ghassan Salamé, a démissionné en mars 2020, en exprimant lors d’une conférence de presse ses regrets face à l’incapacité du système international à résoudre le conflit libyen. Il a également regretté l’implication des parties internationales et régionales pour alimenter la guerre, ce qui a compliqué ses efforts. Tous les regards se sont alors tournés vers l’Algérie, où le nom de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ramtan Lamamra, a été mentionné comme successeur possible de Salamé. Cependant, le lobbying dans les coulisses de New York l’a exclu. Au lieu de cela, Stephanie Williams, adjointe de Ghassan Salamé, a succédé en tant que chef intérimaire de la mission.

3. Les pourparlers de Genève

Alors qu’un cessez-le-feu fragile semblait se tenir à Syrte, Stephanie Williams (chargée d’affaires à l’ambassade des Etats-Unis à Tripoli jusqu’en 2018) a lancé une offensive diplomatique qui a amené Aqila Saleh et al-Sarraj à décréter, dans deux déclarations distinctes, un cessez-le-feu et le début de mesures de confiance. Malgré la fanfare qui a entouré l’annonce, certains observateurs sceptiques ont considéré l’accord simplement comme un autre stratagème pour permettre au camp de Haftar de se remettre des coups subis par l’intervention turque. Stephanie Williams s’est rendue en Egypte, en Tunisie, en Algérie, en Turquie, en France, au Qatar, aux Emirats ainsi que dans d’autres pays intervenant dans les affaires libyennes afin de les persuader de réduire leurs interférences négatives en Libye.

Les détails de l’accord résultant des pourparlers du Comité militaire 5 + 5 entre Haftar et le GNA, en août 2020 à Genève, incluaient un accord pour se réunir en Libye et procéder à un échange de prisonniers entre les deux parties. Outre l’ouverture des voies terrestres, maritimes et aériennes, et le retrait de l’équipement militaire lourd des lignes de combat, il a été convenu du retour des forces dans leurs camps et du retrait des mercenaires dans les 90 jours suivant la signature de l’accord. Si la mission semble trop optimiste quant à cet accord, de nombreux observateurs doutent de sa faisabilité. Sur le terrain, les forces de Haftar, les mercenaires russes Wagner et d’autres n’avaient pas cessé de creuser des tranchées, et le transport aérien d’armes vers les forces de Haftar via l’aéroport de Syrte ne s’était pas arrêté. Haftar voulait gagner du temps tout en renforçant sa position.

4. Le circuit tunisien

Aussi bon que puisse paraître l’accord de Genève, les observateurs attentifs du conflit libyen estiment que pour Haftar ces mesures ne signifieraient pas grand-chose tant qu’il n’aura pas vu le résultat des cycles de dialogue politique convoqués par l’UNSMIL en novembre 2020 à Tunis. En effet, Williams a réuni 13 membres du Haut Conseil d’Etat de Tripoli et 13 membres de la Chambre des représentants de Tobrouk, tandis que l’UNSMIL a sélectionné les 49 membres restants du comité de dialogue. Cependant, l’UNSMIL n’a pas annoncé les critères et le mécanisme adoptés pour la sélection de ces membres, qu’il s’agisse de leur influence politique, sociale ou tribale dans le conflit actuel. Cette pratique a suscité la colère de nombreuses parties au conflit qui avaient des réserves sur le mécanisme de sélection, d’autant plus que la mission de l’ONU avait ignoré des segments sociaux importants tels que les Amazighs et les Tébous, ainsi que les personnes déplacées à l’intérieur de la Libye qui ont également protesté contre leur exclusion.

Il semblait que Williams avait ignoré ces objections afin de finaliser un nouvel accord qui conduirait à la nomination d’un nouveau conseil présidentiel composé d’un président, de deux vice-présidents et d’un gouvernement séparé du Conseil de la présidence, mettant ainsi fin au rôle du Haut Conseil d’Etat. Entre-temps, un autre problème s’est posé concernant la répartition des postes supérieurs selon les quotas régionaux. Selon certains observateurs, la consécration par la mission de l’ONU du régionalisme dans les projets de documents d’accord constitutionnel ou politique ne contribuerait en rien à la stabilité de l’Etat et pourrait même accroître la polarisation entre les parties au conflit. Il convient également de noter qu’al-Sarraj, avait annoncé son intention de quitter le pouvoir avant la fin du mois d’octobre 2020, mais l’échec du dialogue politique à parvenir à un nouvel accord politique au cours de la période annoncée a contraint les parties prenantes d’exiger d’al-Sarraj de rester à son poste jusqu’à ce qu’une nouvelle forme d’autorité soit convenue.

Après une semaine de réunions à Tunis, Williams semblait optimiste quant aux progrès réalisés dans les pourparlers, mais les observateurs soulignaient que le problème n’avait pas encore commencé. Alors qu’il y avait un accord sur la durée de la phase de transition, le mécanisme et les prérogatives du Conseil présidentiel et du gouvernement, Williams a dû faire face à l’épineux obstacle consistant à choisir un président et deux adjoints du Conseil présidentiel, le Premier ministre et une entente sur le reste postes supérieurs. Une concurrence malsaine entre les parties au conflit pour désigner des postes clés a contraint la mission de l’ONU à suspendre les réunions de dialogue à Tunis.

5. Rencontres au Maroc

Fin novembre 2020, le Maroc a convoqué les membres de la Chambre des représentants pour tenir une session consultative. Il y avait lieu d’être optimiste car plus de 120 députés ont assisté à la réunion qui s’est tenue à Tanger – une première depuis des années avec un tel quorum. A la suite de cette réunion, ces derniers ont accepté de se rencontrer à Ghadamès et plusieurs tâches à accomplir ont été identifiées, notamment le choix d’un président pour la Chambre des représentants afin d’unifier l’institution législative et la nécessité de mettre fin à la phase de transition pour en finir avec la division politique et unifier les institutions de l’Etat. Malheureusement, alors qu’il semblait y avoir de la lumière au bout du tunnel, de nouveaux obstacles sont apparus. Aqila Saleh, à Tobrouk, a menacé que la piste de Tanger ruine la piste de Tunis car il s’est rendu compte que les députés réunis à Tanger avaient accepté de le démettre de ses fonctions de président de la Chambre des représentants. Par conséquent, les observateurs ne s’attendent pas à ce que les efforts visant à unifier les deux organes parlementaires rivaux aboutissent.

6. Elections pour dépasser le conflit de leadership et de loyautés

Il ne semble pas que Stephanie Williams soit dans une position confortable, car chacun insiste sur le choix de son candidat. Alors que les représentants de la région de Cyrénaïque se battent dans le dialogue sur la nécessité pour le président du Conseil présidentiel d’être de Barqa, un certain nombre de membres de l’équipe du dialogue refusent qu’Aqila Saleh soit le candidat à ce poste. Pendant ce temps, le camp du GNA, représenté par Fathi Bashagha et d’autres candidats, se disputent le poste de Premier ministre, qui semble être devenu une partie du quota de la région Tripolitaine. Les noms d’Abd al-Majid Seif al-Nasr ou Ali Zeidan, ancien Premier ministre, circulent, pour occuper le poste de vice-président du Conseil présidentiel réservé à la région de Fezzan.

En outre, la Chambre des représentants n’a pas réussi, lors de sa session à Ghadamès, à choisir un président pour le conseil ou à convenir d’un règlement intérieur qui régirait l’administration du parlement. On peut soutenir que l’une des raisons de cet échec est l’apparente insistance de l’UNSMIL à partager les postes de responsabilité selon les trois régions historiques de la Libye. On ne s’attend pas à ce qu’une percée soit faite pour surmonter l’impasse actuelle. Très probablement, l’une des raisons fortes de leur acceptation de se réunir est uniquement leur crainte d’être remplacés par le comité de dialogue à Tunis, comme la mission de l’ONU l’a laissé entendre à plusieurs reprises.

Face à ces choix difficiles, la mission onusienne se retrouve dans un cercle vicieux de luttes de pouvoir où satisfaire un parti lui fait perdre les autres. Ainsi, un troisième courant en dehors de l’équipe de dialogue et l’impasse dans laquelle les organes rivaux sont enfermés soulève la voie alternative de se rendre aux élections législatives conformément à la Déclaration constitutionnelle actuelle et à la loi électorale de 2014. La Commission électorale s’est déclarée prête à organiser des élections dans un délai de deux à trois mois. Les partisans de cette option estiment que la participation aux élections législatives aboutira à de multiples résultats. Les élections assureront une sortie de l’état de division du corps législatif, ainsi que la sortie de toutes les parties au conflit de la scène, cédant ainsi la place à une circulation parmi les élites et à l’émergence d’une nouvelle scène politique peut-être moins divisée. Cependant, ceux qui ont beaucoup à perdre de cette proposition, et leurs soutiens régionaux et internationaux, sont ceux qui s’y opposent.

Par conséquent, davantage de fragmentation et de conflits entre les parties au conflit et au sein de chaque camp sont en vue. Une nouvelle crise a éclaté entre le gouverneur de la Banque centrale de Tripoli et le président de la National Oil Corporation. Apparemment, ce dernier avait refusé de transférer les revenus pétroliers sur le compte de la Banque centrale et les avait gelés, dans ce qui semblait être une autre lutte pour le pouvoir à Tripoli. Parallèlement, une rencontre a eu lieu, sous la pression européenne, entre le président de la Banque centrale de Tripoli et son homologue de Benghazi. Le Conseil d’administration de la banque s’est réuni pour la première fois depuis des années et a convenu d’unifier la politique monétaire et le taux de change.

En conclusion, la mission de l’ONU aura probablement le dernier mot et nommera ses candidats aux postes de direction de l’Etat afin de surmonter la lutte enracinée pour le pouvoir. Alors que Stephanie Williams fait allusion à des sanctions internationales contre les acteurs faisant obstruction au processus de dialogue, Guterres a nommé à la mi-décembre 2020 le Bulgare Nickolay Mladenov son nouvel envoyé pour s’occuper du conflit libyen (4), mais Mladenov informé le Secrétaire général de l’ONU qu’il ne serait pas en mesure d’assumer ce poste pour « des raisons personnelles et familiales », selon Reuters. Trouver une autre alternative sera l’une des tâches urgentes de Guterres au début de 2021.


Références

(1) https://twitter.com/antonioguterres/status/1114187435460767744?s=20

(2) https://bit.ly/3mAabK1

(3) https://bit.ly/3h6Gm2I

(4) https://www.reuters.com/article/un-conflict-libya-mideast-int/u-n-security-council-approves-new-u-n-envoys-to-mediate-libya-mideast-idUSKBN28P335

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