Les sentiers fiqhis : Rôle des juristes islamiques dans le façonnement du comportement des groupes armés
Par Lakhdar Ghettas
La note de projet suivante de Cordoba Peace Institute – Geneva (CPI), soutenu par le Programme Culture and Religion in Mediation (CARIM) : Center for Security Studies, ETH Zürich (CSS ETH), présente les résultats d’un projet de recherche pilote mené par CPI en 2022. Le projet a été soutenu par la Templeton Charity Foundation Switzerland (TCFS) et le Département fédéral des affaires étrangères suisse (DFAE). Les idées et les concepts présentés dans cette publication sont des travaux en cours et ne représentent pas nécessairement les points de vue des organisations ou des donateurs impliqués.
Un projet de recherche complémentaire de deux ans intitulé « Engaging Across Religious Difference : Evidence-Based Research on Islamic Jurists Shaping the Actions of Armed Groups and their Ability to Craft Practical Solutions to Conflict » a été lancé par CPI en partenariat avec le CSS ETH, en février 2023, avec le soutien du Templeton Religion Trust (TRT) et du DFAE suisse.
Objectif
Ce projet de recherche vise à comprendre les structures et les rôles des juristes islamiques dans le façonnement du comportement des groupes armés dans les régions MENA et du Sahel.
Contexte
Des groupes armés ayant des références islamiques sont actifs dans divers conflits dans les régions MENA du Sahel. En outre, souvent ils gouvernent des populations dans les zones où les gouvernements étatiques sont limités. Ces acteurs, comme par exemple les groupes armés salafistes djihadistes, ont tendance à opérer en dehors du cadre juridique et normatif de l’État-nation. Dans le même temps, il y a des juristes islamiques travaillant à l’intérieur ou à proximité de ces groupes qui ont la capacité et l’autorité de pratiquer le fiqh, à savoir l’interprétation légitime des sources textuelles islamiques (Coran et traditions prophétiques), afin de faire des recommandations et d’orienter les actions dans le présent. Cela façonne potentiellement les activités de conflit, de négociation et de gouvernance de ces groupes armés.
Pertinence
À l’échelle mondiale, environ 52% des conflits armés impliquent des acteurs dont au moins une partie a fait des revendications islamistes autoproclamées1. Si les avantages potentiels d’un engagement avec ces groupes ont été mis en évidence2, la recherche sur la manière de le faire efficacement reste lacunaire. La présente recherche aide à combler cette lacune, précisément en contribuant à une meilleure compréhension de la manière dont les juristes islamiques façonnent le comportement des groupes armés. Cette compréhension devrait à terme contribuer à atteindre deux objectifs plus larges :
■ Premièrement, à la flexibilité de négociation des groupes armés non étatiques (GANE) d’inspiration religieuse dans un processus de paix. L’une des raisons pour lesquelles les négociations de paix peuvent être bloquées est que ces groupes peuvent dire « non » à tout compromis s’il n’est pas considéré comme légitime dans leur cadre religieux. Ces groupes sont engagés dans un double processus : avec l’autre parie, par exemple le gouvernement ; et avec leur propre partie, en d’autres termes avec leurs gardiens respectifs, souvent religieux, de ce qui est considéré comme légitime. Cette recherche peut améliorer notre compréhension de la façon dont les groupes armés non étatiques d’inspiration religieuse se préparent aux négociations de paix, ou accroître leur flexibilité de négociation pendant les négociations de paix.
■ Deuxièmement, pour des mécanismes de gouvernance plus responsables des groupes armés non étatiques d’inspiration religieuse. La compréhension de ces mécanismes de responsabilité offre des possibilités d’engagement constructif, par exemple à court terme pour l’action humanitaire, à moyen terme pour développer des formes hybrides de gouvernance étatique et non étatique, et à long terme pour travailler à des formes de gouvernance légitime et efficace telles que perçues par les populations vivant dans ces territoires3.
Méthodologie
La principale question de recherche est la suivante : « Quelles sont les structures et le rôle des juristes islamiques externes et internes4 [4] dans le façonnement du comportement des groupes armés ? ». Les hypothèses et questions de recherche sont les suivantes :
■ Source de légitimité : Les juristes et les oulémas islamiques font partie des structures de gouvernance des groupes armés non étatiques d’inspiration religieuse. Ils font office de gardiens et d’interprètes du cadre de légitimité dans lequel ces groupes armés opèrent. L’adhésion à la référence islamique et la légitimité du comportement du groupe armé sont vitales pour ce dernier, tant sur le plan interne, pour sa cohérence, que sur le plan externe, dans le cadre des relations de concurrence ou de coopération avec d’autres acteurs. Les juristes islamiques peuvent être considérés comme l’organe judiciaire du pouvoir exécutif de ces groupes. Quelle est la relation entre les organes « judiciaire/législatif » et “exécutif” de ces groupes ?
■ Processus d’interprétation : Le processus d’interprétation islamique5consiste à maintenir l’orthodoxie par rapport aux « sources » tout en donnant un sens aux contextes concrets et en s’y adaptant au fur et à mesure de leur évolution. Il implique à la fois la continuité et la flexibilité. Comment se déroule ce processus d’interprétation et qui y est impliqué ?
Pour explorer ces hypothèses et commencer à répondre à ces questions, CPI a mené des études pilotes sur différents groupes islamiques en Syrie (Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) et Huras Ed-Din et au Mali Jama’at Nusrat al-Islam wal Muslimeen (JNIM)). En outre, un atelier d’évaluation par les pairs a été organisé pour discuter et améliorer les articles avec une vingtaine d’oulémas islamiques de Syrie, d’Irak, d’Égypte, de Mauritanie, du Mali et du Burkina Faso.
Résultats préliminaires
Les résultats préliminaires de la recherche suggèrent que les juristes islamiques jouent un rôle important dans les groupes armés d’inspiration religieuse. Ils veillent à la légitimité islamique des actions des groupes armés, façonnant ainsi leur comportement. Ils fournissent des orientations et des conseils au pouvoir exécutif du groupe sur des questions allant de la validation du fiqh quant à l’utilisation de la force armée aux questions de gouvernance liées au traitement des questions sociétales des communautés sous la mainmise du groupe armé (par exemple, la fiscalité, la résolution des conflits locaux, etc.) Les juristes sont impliqués dans le renforcement de la cohérence au sein des rangs du GANE d’inspiration religieuse, mais aussi à maintenir sa réputation et sa position aux yeux des groupes armés rivaux et des autorités et références religieuses extérieures. L’influence de ces juristes varie en fonction d’au moins quatre facteurs :
■ Position différente des juristes dans la structure de pouvoir du groupe armé : Les juristes, qui, en plus de leur rôle classique, assument la responsabilité de portefeuilles clés au sein du groupe, notamment en rendant la justice (tribunaux de la charia), et le recrutement exercent une plus grande influence sur la branche exécutive du groupe armé. De même, les chefs exécutifs qui sont également des oulémas de la jurisprudence islamique contrebalancent les points de vue des juristes, ce qui permet une multiplicité d’interprétations de la jurisprudence islamique sur une question donnée au sein du groupe. Ainsi, les études de cas ont montré que trois types de relations entre le « législatif » et l’« exécutif » peuvent être identifiés : 1) une séparation, avec des oulémas islamiques siégeant dans le « législatif » et façonnant l’« exécutif » ; 2) une séparation, mais avec des oulémas islamiques siégeant dans les deux organes, et leurs interactions façonnant les décisions ; 3) une fusion du « législatif » et de l’« exécutif », avec des oulémas islamiques façonnant les décisions étant donné qu’ils sont dans l’organe décisionnel fusionné. Une quatrième structure plausible d’une interface est celle d’une fusion du « législatif » et de l’« exécutif », mais avec un faible rôle pour les oulémas musulmans, comme on peut l’observer dans certains groupes affiliés à l’État islamique (EI), même si cela n’a pas été abordé par les études de cas.
■ Gouvernance vs. responsabilités militaires et politiques : Les oulémas musulmans des groupes armés qui ont des responsabilités en matière de gouvernance de la population sur un territoire donné sont souvent confrontés à des défis sociétaux urgents qui nécessitent d’être traités de manière plus rapide que les questions liées à la conduite des hostilités et à l’interaction avec les autres parties au conflit. Ces défis obligent à une division du travail et à une spécialisation des juristes du groupe armé, certains juristes s’occupant des questions de gouvernance, tandis que d’autres, plus proches du pouvoir exécutif, se focalisent davantage sur les positions militaires et politiques du groupe armé. Ainsi, il peut y avoir non seulement une séparation entre le « législatif » et l’« exécutif » mais également entre différents organes du « législatif ». Les groupes qui ont des problèmes de gouvernance semblent susceptibles d’accorder plus d’espace aux juristes qui sont enracinés dans le territoire qu’ils contrôlent qu’aux oulémas et juristes « étrangers ». Par ailleurs, en faisant preuve d’une bonne gouvernance par l’adaptation aux coutumes et aux autorités locales, ils peuvent également rechercher une reconnaissance internationale (par exemple, radiation des listes de terroristes, une place à la table des négociations, etc.).
■ L’influence et le rôle des juristes varient en fonction de la trajectoire historique et de la taille du groupe armé : Dans les groupes relativement petits (quelques milliers), les oulémas sont souvent eux-mêmes les fondateurs du groupe et assument à la fois des rôles judiciaires et exécutifs dans la structure du groupe. Les deux rôles sont non seulement flous mais fusionnés et représentés par une poignée de personnes s’occupant à la fois des rôles militaires et judicaires. Dans les groupes plus importants (quelques 10’000) et plus tard dans l’évolution du groupe, on peut parfois identifier une plus grande séparation et clarté des différents rôles. En outre, certains oulémas de premier plan, souvent des oulémas chevronnés et des vétérans du Jihad mondial, exercent une influence transnationale sur les opinions des oulémas de certains groupes armés et sur la conduite de l’exécutif.
■ L’affiliation doctrinale détermine le rôle des spécialistes de l’islam : L’affiliation doctrinale du groupe armé à Al-Qaïda (AQ) ou à l’EI détermine la structure et le rôle des oulémas islamiques. AQ reconnaît les frontières des États-nations et cherche à changer la gouvernance et à établir la loi islamique par la violence et la négociation. EI nie l’ordre politique mondial actuel et est engagé dans une campagne sanglante contre tous les régimes et les civils pour établir une sorte d’union de la nation musulmane. Les juristes des groupes affiliés à AQ semblent avoir plus de poids au sein de leurs groupes que les juristes des groupes affiliés à EI. Les groupes armés affiliés ou anciennement affiliés à AQ semblent avoir utilisé différents moyens pour tirer parti des références et des autorités religieuses nationales et coutumières afin de se distinguer totalement ou partiellement de l’autorité religieuse centrale d’AQ.
Perspectives
La nécessité d’un dialogue avec les groupes armés non étatiques d’inspiration religieuse est reconnue, car ils contrôlent de vastes territoires (p. ex. au Mali), façonnent des États (p. ex. en Irak et en Afghanistan), négocient avec d’autres acteurs (p. ex. en Syrie) et assument des rôles de gouvernance. Cependant, pour être efficace et éviter de nuire, ce dialogue doit être basé sur une compréhension solide. Cette recherche vise à contribuer à cet objectif. Des recherches supplémentaires seront nécessaires sur les points suivants : 1) Quelle est la relation entre les dynamiques transnationales et locales qui façonnent le comportement des groupes armés d’inspiration religieuse ? 2) Comment les différents acteurs, par exemple ceux de l’humanitaire, de la consolidation de la paix, de la médiation, de la gouvernance, peuvent-ils utiliser ces résultats pour améliorer la façon dont ils s’engagent dans de tels contextes et éviter de faire du tort au cours du processus ? 3) Dans quelle mesure les écoles de jurisprudence islamique (sunnite/chiite) influencent-elles le rôle des autorités religieuses sur la conduite des groupes armés non étatiques ?
Références
- Les conflits armés islamistes : un nouveau défi pour la résolution des conflits ? Isak Svensson & Desirée Nilsson. Département de recherche sur la paix et les conflits, Université d’Uppsala, Dialogue FBA Recherche-Politique sur la résolution des conflits armés islamistes. Octobre 2021, Stockholm. ↩︎
- Défis et opportunités pour la résolution des conflits avec les groupes armés salafistes djihadistes. Véronique Dudouet et Karin Göldner-Ebenthal. Note d’orientation n° 10. Fondation Berghof. Mars 2020. ↩︎
- Pour une conceptualisation de la façon de lier la médiation et la gouvernance, voir Médiation et gouvernance dans des contextes fragiles : petits pas vers la paix. Dekha Ibrahim Abdi et Simon Mason. Lynne Rienner 2019. ↩︎
- « Externe » se rapporte aux juristes et aux oulémas islamiques ayant une sphère d’influence régionale, tandis que « interne » se rapporte aux juristes et aux oulémas islamiques au sein ou à proximité de groupes armés spécifiques dans un contexte spécifique. ↩︎
- Le rôle des systèmes de valeurs dans Résolution de conflit. Abbas Aroua, Jean-Nicolas Bitter et Simon Mason. CSS Policy Perspective. Novembre 2021. ↩︎