Affaire Kadhafi : Comment en-est on arrivé là ?

Affaire Kadhafi : Comment en-est on arrivé là ?

Courte Version

Les intérêts d’un Etat dans un pays étranger sont protégés soit par la possession de «clés d’accès» à ce pays, soit par le recours à la “force brute” comme moyen de persuasion, soit par l’usage de l’«autorité informel», soit par la «défense par proxys» recourant à des amis influents, soit par la «compromission diplomatique».

La gestion de l’«affaire Kadhafi» a révélé les limites de la politique suisse: une pénurie en matière de «clés d’accès» à l’environnement culturel libyen, un effritement de l’«autorité informel» suisse, une difficulté à mobiliser des alliés fiables, un manque de transparence, et une impression donnée à l’opinion que la politique extérieure est subordonnée quasi-exclusivement à l’impératif de l’économie.

Kadhafi est un bédouin qui baigne dans l’univers des symboles. Le titre de «Roi des rois» qu’il s’est arrogé, sa tenue et sa tente qui ne le quitte pas, nous le rappellent. Le bédouin est connu pour son hospitalité sans mesure ; il serait prêt à tuer sa monture pour nourrir ses hôtes. Mais il serait prêt à mourir pour défendre ou venger son honneur. Un adage populaire libyen dit : «A cause d’une puce, il a brûlé ses habits». Un autre adage algérien dit : «sauvegarder le nez, même à la perte de tout le reste» le nez symbolisant l’honneur et la dignité. Combien de batailles entre tribus se sont déclenchées dans l’antiquité arabe à cause de quelques vers de poésie malveillants. Il serait vain de chercher une explication rationnelle à ce type d’attitudes et de comportements.

L’«Autorité informel», essentielle en diplomatie, si elle est bien entretenue, peut dresser un mur de protection symbolique. Mais elle requiert deux conditions : l’assurance de soi et la disposition à prendre des risques mesurés. La Suisse a des atouts lui permettant de construire une telle autorité : absence d’un passé colonial, neutralité, rôle central dans le développement et la promotion du droit international humanitaire et des droits de l’homme, etc.

Mais l’«autorité informel» s’effrite par des attitudes, comportements et déclarations politiques reflétant des incohérences, voire des contradictions, entre valeurs et principes d’un côté, et pratiques de l’autre. Lorsqu’un homme politique suisse déclare espérer que les relations commerciales reprennent vite avec la Libye, avant même que le conflit ne soit résolu, c’est le signe d’une forte faiblesse que Kadhafi, élevé dans la culture de «Meurt debout! », a su exploiter pour tenter de mettre son interlocuteur à genou, en haussant progressivement le ton, jusqu’à demander la désintégration de la Confédération ou appeler au jihad contre ce pays. L’«affaire Kadhafi» se présentait potentiellement comme une crise majeure. La position officielle suisse devait alors être prise dans la transparence et soutenue par le peuple suisse après un débat national. Cela aurait renforcé l’«autorité informel» du pays.

Un adage populaire arabe dit : «Rien ne gratte mieux ta peau que ton ongle, alors prend-toi en charge». Miser uniquement sur le soutien de gouvernements étrangers s’est révélé sans effet. D’une part, la «solidarité arabe» a bien fonctionné ; la Suisse n’a même pas pu compter sur le soutien de la catégorie de gouvernements classés «amis», comme celui de l’Algérie, qui a été le premier à afficher sa solidarité avec Kadhafi et à influencer la Ligue arabe à adopter la même position. D’autre part, l’«individualisme cupide» de certains pays européens et américains du nord s’est traduit par des positions qui ménagent le «gâteau libyen». Les déclarations mesurées des officiels français, étasuniens, italiens et autres, suite à l’appel au jihad contre la Suisse par Kadhafi sont déconcertantes. Imaginons un instant quelle aurait été la tonalité de ces déclarations et l’effervescence dans les couloirs du Conseil de sécurité qui aurait suivi cette fatwa si elle avait été rendue par un responsable de l’un des pays de «l’axe du mal». La Révérence affichée par les officiels européens à l’égard de Kadhafi, lors du sommet de la Ligue arabe de Syrte, allant jusqu’à un baisemain par Silvio Berlusconi lorsqu’il s’apprêtait à prendre congé du suprême guide est venue nous rappeler cette triste vérité.

L’un des arguments qui planait sur les discussions au sujet de la crise libyenne concerne la «sécurité énergétique et économique». Les importations d’hydrocarbures de Libye représentent 50% des importations totales de ce bien stratégique. La crise avec la Libye ne devrait pas constituer une entrave à la prise de décision politique souveraine, mais plutôt une opportunité pour revoir la politique énergétique du pays. Une plus grande diversification est possible et essentielle. D’autres producteurs d’énergie crédibles devraient être considérés. Par ailleurs, les avoirs libyen dans les Banques suisses en 2007, année qui a précédé la crise, représentaient 0.13% du total des avoirs dans les Banques Suisses, et les Exportations de la Suisse vers la Libye représentaient 0.14% de la totalité of Exportations.

On estime à 200 millions de francs les revenus publics provenant de la Libye, soit 0,04% du PIB par habitant par an, c’est-à-dire un peu plus de 26 francs par an et par habitant. Un adage arabe dit : «La femme digne meurt de faim et ne mange pas de son sein». La question qui aurait dû être posée au citoyen suisse n’est pas de savoir s’il était prêt à mourir de faim pour éviter l’humiliation, mais de savoir s’il était prêt à prendre le risque hypothétique de réduire son niveau de vie de moins de 0,1% pour sa préserver dignité, sachant que les habitants d’autres pays développés comme l’Allemagne et la France vivent avec un PIB 30% plus bas. La réponse du citoyen est prévisible. Une consultation populaire – si facile en Suisse – à ce sujet aurait eu plus de sens que celle sur les minarets.

Mais il y a une autre facette à cette question. Pour une augmentation des services publics de 26 francs par an et par habitant, il y aurait une masse de 730 millions de francs encaissée par une élite industrielle et financière en Suisse (profits liés à l’exportation et aux intérêts sur les avoirs libyen). Ainsi, pour ce petit nombre de privilégiés le revenu par an grâce aux affaires avec la Libye est énorme, ce qui donne un sens à la perception répandue en Suisse que ce sont les groupes industriels et financiers qui déterminent la politique suisse en matière de gestion de la crise avec la Libye et qui dictent la conduite de l’ambassadeur suisse à Tripoli. la Suisse gèrerait mieux des crises de la même nature que celle issue de l’«affaire Kadhafi» en respectant quatre règles d’hygiène politique: 1- Investir pour acquérir plus de «clés d’accès» au monde arabe; 2- Miser sur l’«autorité informel» et bien l’entretenir; 3- Miser sur ses propres ressources et le soutien de sa population; 4- Ne jamais subordonner sa politique extérieure exclusivement à l’impératif de l’économie et s’exposer ainsi au chantage politique.

Dans l’«affaire Kadhafi» la Suisse devra choisir entre deux approches : celle de l’escalade par l’agitation et celle de la désescalade par la sérénité. Elle pourrait demander la désintégration de la « Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste » et sa répartition entre les pays limitrophes, appeler à une croisade contre ce pays et arrêter quelques citoyens libyens sur son sol. Elle pourrait au contraire déclarer l’incident clos, attendre la libération de Max Göldi une fois qu’il aura purgé sa peine de quatre mois, respectant ainsi « l’indépendance de la justice », et déclarer publiquement que si le détenu n’est pas libéré au terme de cette peine, alors des mesures souveraines seront prises allant jusqu’au retrait de Libye de toutes les entreprises suisses, voire la rupture des relations. Une retenue diplomatique et médiatique devrait suivre cette déclaration. Une telle approche qui rétablirait l’« autorité informelle » de la confédération contribuerait à résoudre la crise plus vite que l’on espère.

Abbas Aroua

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