Husam Tammam… le chercheur libre
Patrick Haenni, Khaled Hamza, Mohamed Jeghllaly
Stephane Lacroix, Abdelaly Hamiddine
Le 26 octobre, Husam Tammam s’est éteint après plus de 2 ans de combat contre la maladie. La perte de Husam comme individu, ami, compagnon de route est insupportable. Mais avec lui le monde de la science perd aussi un chercheur exceptionnel et visionnaire dont les travaux étaient lus et appréciés par tous ceux qui, dans le monde arabe autant qu’en Occident, s’interrogent avec un peu de sérieux sur les recompositions de l’islam contemporain.
Un homme libre
En effet, Husam Tammam n’était pas un expert de l’islamisme à proprement parler, pensant à partir des lignes des différents think tank interprétant la réalité de l’islamisme. Il n’était pas non plus un universitaire testant, sur l’islamisme, diverses théories. Il était avant tout un penseur libre, au sens où il ne pensait pas à partir d’une institution, académique, politique ou partisane. En lieu et place, il puisait, en dilettante, partout là où il trouvait de quoi nourrir ses intuitions rendues possibles par une proximité à la fois respectueuse et critique de son objet : dans les textes islamiques classiques, dans le discours militant contemporain, dans les concepts de ses nombreux amis chercheurs occidentaux, dans l’observation aiguisée des réalités changeantes des formes de la religiosité musulmane contemporaine, en Egypte comme ailleurs dans la région.
Un regard à large focale
Sa liberté, c’était d’abord un regard qui ne se résumait pas à une certaine demande politique : l’islamisme l’intéressait, mais il pensait au-delà et visait le redéploiement contemporain de l’islam, non seulement dans le politique, mais également dans la société. Husam était autant intéressé par la question du pouvoir que des mentalités, des organisations militantes que des pratiques religieuses anodines et, a priori, politiquement sans importance comme les transformations des anashid islamiques ou l’étrange fascination des cercles islamiques pour les théories du management à l’Américaine. Sur ce fond, à savoir la capacité à analyser le politique « par le bas », par la sociologie et l’empathie, il y su, en précurseur, percer certaines dynamiques de fond traversant les Frères musulmans actuellement comme leur progressives « salafisation » et « ruralisation ». Par là, il mettait le point sur une thèse centrale qui traversa ses écrits : les Frères musulmans sont en perpétuelle interaction avec l’environnement social qu’ils entendent réformer.
Lerevanche des sociétés : les Frères et l’air du temps
Et la réforme se fait bel et bien dans les deux sens : les Frères musulmans sont dans l’ère du temps.
Ils sont d’abord dans l’ère du temps de l’Etat-Nation. Une des premières études de Husam, sur l’organisation internationale des Frères a bien montré comment, depuis la première guerre du Golfe, les Frères musulmans sont pris en tenaille entre la défense d’un idéal supra-national et des intérêts nationaux qu’ils sont de facto forcés d’intégrer. Dans les faits, depuis près de 20 ans, c’est les intérêts nationaux sur la solidarité transnationale qui prime et le komintern islamique ne marche pas.
Ils sont ensuite dans le temps du marché. Ses études sur la nouvelle « culture militante des Frères » (thaqafa ikhwâniyya) ont ensuite bien montré que les Frères n’échappaient pas à une certaine culture de masse mondiale. La montée d’un courant d’auto-critique au sein des Frères a en quelque sorte cristallisé cette affirmation, au sein de certaines composantes du mouvement, d’une culture jeune, individualiste, anti-autoritaire qui a reformatté l’ensemble du champ religieux avec l’apparition des « nouveaux prêcheurs » comme Amr Khaled, Tariq Suwaydan ou Abdullah Gymnastiar.
Les Frères sont enfin dans « l’ère du temps salafiste » selon le terme de Husam ; l’islam politique de la confrérie n’est en effet pas extérieur au salafisme même si Frères et salafistes sont désormais rivaux sur la scène politique. Bien au contraire, le salafisme a su irriguer la culture militante des Frères de ses conceptions et de ses représentations, ce qui contribuera de manière décisive à affaiblir le courant dit « réformiste » de leaders comme Abdelmeneim Abou al-Foutouh dont Husam était particulièrement proche.
Husam avait donc bien compris que l’islamisme, loin d’être un mouvement s’expliquant par un dogme figé et définitif était une réalité évolutive, capable de mutations parfois radicales. Ses périples et enquêtes dans le monde arabe, que ce soit en Jordanie, au Liban, en Algérie ou encore – et surtout ! – au Maroc lui ont permis de mettre en avant que jusqu’à ce qui est sensé faire l’essence même de l’islamisme, à savoir l’intrication serrée du religieux et du politique, était en réalité interprétée de manière très diverse d’un pays à l’autre. Autant Husam voyait – et regrettait – que l’islamisme égyptien des Frères musulmans ne parvienne pas à restituer au politique son autonomie et sa spécificité face au religieux, autant il voyait bien, à partir de l’expérience du PJD marocain, que l’autonomisation des sphères était parfaitement possible. Plus profondément, il pensait que le politique est avant l’espace du relatif, du compris, et qu’il ne pouvait composer avec la logique absolutiste du religieux. Pour lui, la reconnaissance de cette irréductibilité de la démarche politique, était d’ailleurs un passage obligé pour l’islamisme contemporain, et c’est largement à partir de ce constat qu’il écrivit avec une perspective critique accrue sur l’expérience des Frères musulmans égyptien, redoutant avant tout le « salafisation ».
Des Frères débordés
Les écrits de Husam sont ainsi un appel à banaliser les Frères musulmans. Ils ne sont pas dans un pur rapport de contrôle sur la société qui les entoure ; celle-ci détermine leur destin autant que l’inverse. Par ailleurs, Husam a aussi relevé rapidement que l’affirmation de l’islam passait par des opérateurs toujours plus divers et que les Frères tendaient à se faire déborder à la fois par leur « gauche », avec le mouvement des nouveaux prêcheurs et l’émergence d’un islam « light », centré sur l’individu, ouvert sur l’Occident, refusant la mobilisation sur l’identitaire et préférant voir dans l’islam un réservoir de valeurs plus que de normes et par leur « droite », avec la montée en puissance du salafisme, adepte du précepte plus que de la valeur, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de l’organisation. Le paysage post-révolutionnaire égyptien confirma d’ailleurs bien cette vision : le coming out politique des salafistes d’un côté, l’apparition d’un courant politique inspiré du religieux mais cherchant le principe plus que le précepte, la valeur plus que la norme. Entre la politisation des hommes du précepte, salafistes, et la structuration les hommes du principe, post-islamistes selon le terme que Husam utilisait faute de mieux, les Frères auront à gérer une scène islamiste toujours plus concurrentielle.
Sur les traces de Husam … relire le moment révolutionnaire
La révolution n’aura pas, à ce jour, vraiment révolutionné les Frères. Elle conforte globalement les grandes tendances décrites précédemment par Husam : « salafisation », perpétuation du « courant de l’organisation » comme force dominante, marginalisation croissante des réformistes, poussées de critiques internes et reprises en main subséquentes.
C’est donc aux marges des Frères, à leur « gauche » et à leur « droite », qu’il est sans doute le plus possible de situer une recherche soucieuse de continuer le chantier intellectuel qu’avait élaboré Husam. Tout d’abord sur le salafisme et l’évolution de son rapport au politique. Cette question avait taraudé Husam bien avant la révolution, alors même que les salafistes égyptiens, alors dénués de toute influence réelle dans le débat public, n’intéressaient encore que les islamist-ologues patentés. A rebours des lectures dominantes figeant le salafisme dans un apolitisme borné qui puiserait ses origines dans la théologie, Husam avait saisi la complexité du rapport des salafistes égyptiens au politique – et ses apories. Aussi fût-il bien moins que d’autres surpris de les voir annoncer leur entrée officielle en politique une fois la révolution accomplie.
Il avait, sur ce thème, entamé l’un de ses derniers grands projets de recherche – projet qui reste à ce jour en friche. Il devait permettre d’éclairer un thème qui était cher à Husam, à savoir le comment du changement des organisations idéologiques. Sur le mode de l’intuition, Husam aimait croire que, en matière de changement, ce sont les pratiques plus que les grandes orientations idéologiques qui mènent le bal. En situation post-révolutionnaire, le salafisme égyptien serait alors dans une situation de rattrapage idéologique. La question reste ouverte.
En second lieu, à la gauche des Frères, l’émergence de ce courant « post-islamiste », fait d’ancien ex-Frères, de jeunes ex-Frères, de jeunes pieux sans engagements préalables, à la faveur de la révolution recèle sans doute le plus de potentiel de recherche pour qui voudrait prolonger les réflexion de Husam. Ce courant se cristallise dans le cadre des mobilisations pré-révolutionnaires comme le mouvement du 6 Avril, la campagne de soutien à Baradei ou encore les mobilisations anti-torture autour de la figure emblématique de Khaled Saïd, jeune homme ordinaire tombé sous la torture non moins ordinaire dans un poste de police d’Alexandrie ou encore sur les blogs des jeunes Frères imprégnés dès 2004 de cette culture globale anti-autoritaire et égalitaire qui allait faire le lit du consensualisme révolutionnaire.
Banaliser l’islamisme : un acte visionnaire
Dans l’esprit de Husam, « l’organisation » est donc loin d’être cet appareil étanche, réticent à toute forme d’influence extérieure dont rêvent les hommes du « courant de l’organisation » (tayâr al-Tanzim). Durant ces deux dernières années, un de ses centres d’intérêt portait sur les manuels de formation religieuse et politique des militants des Frères.Là encore, en partant du centre, il revient vite sur l’environnement, constatant une fois encore que la formation des militants des Frères doit bien peu à ce savoir livresque militant et bien plus à l’influence diffuse des différentes sources de savoir travaillant la « culture Frère » (thaqafa ikhwâniyya) : les shaykhs indépendants comme Mohamed al-Ghazâli ou Youssef al-Qaradawi, les chaines satellite religieuses, la plupart d’obédience salafiste, les nouveaux prédicateurs, Amr Khaled en tête. Bref, à la base, c’est bien souvent le dilettantisme plus que la rigueur idéologique du militant discipliné qui prévaut.
Au-delà, Husam a bien compris que c’est bien la notion même d’alternative islamique qui est remise en cause : non seulement les Frères ne sont pas ce Deus ex machina capable de changer à sa convenance les sociétés qui ont avec lui l’Islam en partage, mais la dynamique de réaffirmation de l’islam, toute identitaire qu’elle puisse être par ailleurs, n’est pas hors d’un certain « temps mondial ». Parce qu’elles divisent souvent à tort, ou parce qu’elles masquent les vraies questions, Husam se méfiait depuis longtemps des problématiques identitaires ; il ne cherchait pas dans l’islam une alternative, ni ne le plaçait en situation d’opposition ou d’hostilité. Et il avait bien compris, que souvent à leur cœur défendant, les islamistes étaient bien des citoyens du monde. Intuition prémonitoire qui portait en elle les germes du printemps arabe. Avec Husam Tammam, c’est aussi un visionnaire que nous perdons.