Critique de livre : Winds of Change

Critique de livre : Winds of Change

The Challenge of Modernity in the Middle East and North Africa, édité par Cyrus Rohani et Behrooz Sabet, London: Saqi Books, 2019
Auteurs: Abbas Aroua, Alistair Davison, Lakhdar Ghettas, Loïc Sauvinet
Avril 2020

The Challenge of Modernity in the Middle East and North Africa,
édité par Cyrus Rohani et Behrooz Sabet, London: Saqi Books, 2019

Auteurs: Abbas Aroua, Alistair Davison, Lakhdar Ghettas, Loïc Sauvinet, Avril 2020

Au cours de l’époque contemporaine, les pays du Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ont subi de grandes déstabilisations et particulièrement après le 11 septembre 2001 et le printemps arabe. Les vents du changement : Le défis de la modernité au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, évalue les défis de la région en abordant une variété de problèmes sociaux, économiques, politiques, culturels et religieux, au regard de la démocratie, de la modernité et de la mondialisation. Un des thèmes principaux des trois premiers chapitres (de Behrooz Sabet, Cyrus Rohani et Abul Hamid al-Ansari) est l’opposition entre traditionalistes et modernistes, « le conflit entre fondamentalistes et ceux souhaitant faire entrer l’islam dans l’ère moderne ». Ce n’est qu’une des nombreuses oppositions créées par un monde en mutation à côté d’autres comme la foi contre la raison, la démocratie contre la théocratie et la technologie contre la culture. Face à ce nouveau monde, « l’Institut Burhan entend traiter ces oppositions binaires comme des tensions dialectiques qui conduisent inévitablement à l’émergence d’un cadre plus fédérateur de transformation sociale » (p. 3), dans la conviction que cette situation ne peut qu’évoluer vers un éveil et une transformation de la région.

Pour relever ces défis, le livre explore les approches possibles, en commençant par la nécessité d’un changement social. Le Moyen-Orient doit pouvoir modérer une vision spirituelle dans un monde moderne et pragmatique et doit redécouvrir les valeurs traditionnelles sans opérer « un retour perpétuel et obsessionnel au passé ».

Le 19ème siècle a vu les débuts du changement prendre racine dans une réaction anti-occidentale au colonialisme, à l’impérialisme et au capitalisme effréné. Mais aucune solution alternative permettant d’évoluer n’a été proposée, et l’islam a été « détourné par des interprétations radicales résultant en une influence généralisée d’une idéologie militante et sectaire ». La région doit alors développer des outils pour s’adapter aux changements scientifiques, technologiques, éducatifs et démocratiques.

Cette région n’étant pas en vase clos, la solution aux problèmes mondiaux est également mondiale et une société globale n’est plus un rêve utopique. Le monde a besoin de nouvelles institutions pour gouverner une société où l’unité de l’humanité est au centre du système de valeurs. Pour construire ce nouveau monde, l’islam, à travers son histoire de cohabitation pacifique entre les religions et les cultures, peut être très utile. Cependant, la solution devrait se trouver dans un nouveau modèle de gouvernance, car chacun des systèmes actuels est dysfonctionnel, et cela vaut aussi pour la démocratie, qui est devenue une perpétuelle opposition entre différents groupes. Après ce constat, les auteurs arguent que la seule solution est de créer une structure de gouvernance mondiale commune et de travailler ensemble pour créer la paix et faire face à d’autres défis mondiaux, tels que le changement climatique. Ainsi, Saad Salloum réfléchit aux résultats d’une initiative de dialogue avec les jeunes, basée sur la citoyenneté et la diversité religieuse dans l’Irak post-EIIL et recommande une triple approche pour la prévention de la violence, qui comprend : le maintien des structures de dialogue social, le renforcement des processus de réconciliation et le lancement de réformes politiques. Mais la citation excessive, notamment de documents de l’ONU ont laissé un espace limité pour un aperçu du projet de dialogue des jeunes que l’auteur a supervisé. Salloum, cependant, conseille aux praticiens de la promotion de la paix de ne pas limiter les dialogues interconfessionnels aux chefs religieux et aux acteurs « Track 2 », mais aussi d’investir dans la jeunesse locale. Ces efforts devraient être soutenus dans le temps, y compris en temps de paix, afin de renforcer la résilience en temps de crise et de conflit. Enfin, sa discussion autour des documents des Nations Unies qui sont cités, donne l’impression que l’auteur établit une corrélation entre religion et violence, qui est à notre avis plutôt une question de gouvernance dans la région, comme l’auteur le concède à la fin du chapitre tout en relevant l’urgence de « mettre en œuvre des réformes politiques ».

Ramin Jahanbeglo quant à lui, déplore « l’absence d’intellectualisme critique dans la région du Moyen-Orient ». Il pense que la non-violence comme vecteur de changements dans la région MENA « a un avenir » mais pour cela les acteurs civiques de la région doivent décider s’ils restent « des élites spécialisées au service du statu quo » ou s’ils respectent leur devoir éthique et gagnent le statut d’intellectuels critiques (p. 85). Cependant, certaines des affirmations audacieuses de l’auteur semblent ne pas rendre hommage aux immenses sacrifices qu’un nombre important d’intellectuels ont consentis pour contribuer à la démocratisation de la région. Des sacrifices qui ont annoncé l’avènement des manifestations pacifiques au cours de la dernière décennie, du mouvement iranien de 2009 à la deuxième « vague » des soulèvements arabes en Algérie, au Soudan, en Irak et au Liban en 2019.

Dans « Religion de paix », Christopher Buck se plonge dans les premiers textes islamiques pour en extraire certains « principes islamiques de bonne gouvernance ». Pour lui, dans leur « recherche de paradigmes viables de bonne gouvernance », les musulmans peuvent utiliser une partie des connaissances produites en Occident, mais ils doivent les joindre à « l’éthique protectrice de l’islam », et « la quête de la liberté contre les régimes oppressifs devrait rester une entreprise islamique […] ». Sinon, ils risquent de « menacer le tissu même de la société musulmane ». Comme exemples de textes islamiques, Buck mentionne la « Charte de Médine », mais se concentre sur la « Lettre du calife Ali à Malik al-Ashtar », gouverneur de l’Égypte. Il discute des sources de la lettre et du débat autour de sa paternité, par plusieurs savants musulmans, avant d’analyser le texte en tant que tel. Il résume ensuite la « Lettre à Malik » dans un ensemble de principes de bonne gouvernance, formulés dans un langage moderne et couvrant divers domaines et principes. L’auteur reconnaît toutefois les limites de la « Lettre à Malik » à être un document faisant consensus, puisque sa paternité est contestée, en particulier par les savants sunnites qui ne seraient pas « prédisposés à reconnaître l’autorité » de cette lettre qui est néanmoins un « document islamique paradigmatique et très important » intimement associé au calife Ali et « vénéré par les sunnites comme par les chiites » (pp. 112-124).

Armin Eschraghi aborde, dans ses « discours traditionalistes et réformistes concernant le renouveau islamique », le débat éternel entre traditionalistes et modernistes dans le monde musulman sur l’interprétation des textes fondateurs islamiques et traitant du corpus de jurisprudence développé au cours des premiers siècles de l’islam. L’auteur cite par exemple les versets coraniques utilisés par les deux parties pour étayer leurs propos. Il présente alors un paysage idéologique dominé par les extrémistes, qu’ils soient traditionalistes ou modernistes, qui ne laissent pas de place à une troisième catégorie : les réformistes, confondus par l’auteur avec les modernistes, même ceux qui tentent de combler le fossé entre tradition et modernité. Eschraghi tente également de déconstruire ce qu’il considère comme le mythe de l’âge d’or islamique. Il conclut alors en affirmant qu’ « il sera finalement décidé par la majorité des musulmans laquelle des différentes approches assurera, à long terme, leur bien-être et correspondra à leurs désirs et besoins réels ».

Ce passage est suivi par un plaidoyer de Christopher Buck pour « définir les principes sociaux islamiques » à travers un processus de recherche de consensus. L’auteur appelle à enraciner la charia dans un cadre moral fondé sur le Coran, capable de garantir un large consensus entre les différentes écoles de pensée islamiques. Pour extraire les principes éthiques et moraux supérieurs du Coran, Buck rejette le processus de « choisir ce qui plait » et recommande une méthode robuste qui « serait auto-validée ». Ces principes auraient une « force normative » et serviraient à vérifier si une action entreprise par un individu ou un groupe est islamique ou non-islamique. « De cette façon, les musulmans peuvent articuler une base de principe pour leurs propres actions, et peuvent inciter les autres à présenter, réciproquement, une base de principe pour leurs actions ». Cette thèse fait écho à une initiative prometteuse de l’organisation DIWA au Nigéria, où un cours intitulé « Sharia Intelligence » a été conçu afin d’offrir un cadre systématique pour les règles et principes de la jurisprudence islamique.

Nazila Ghanea aborde l’épineuse question du progrès de la condition de la femme dans la région MENA. Elle explique l’écart entre les normes et les traités internationaux auxquels les gouvernements de la région adhèrent et les lois nationales, l’incohérence entre les lois nationales et leur mise en œuvre et le « fossé culturel » entre les lois mises en œuvre et le statut des femmes dans la société. Elle appelle à un « projet culturel » pour « changer et remplacer les pratiques dans le domaine non juridique » (p. 138). Ghanea soutient que quarante ans après la « Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) », nous devons admettre que les tentatives verticale, dirigées par l’élite, de faire progresser la condition des femmes dans la région ont montré leurs limites. Elle propose alors une approche ascendante alternative, afin de construire « une contre-culture » inclusive, consultative et locale (p. 141). La stratégie à trois volets de Ghanea préconise d’abord de chercher dans les sources culturelles locale afin de raviver et de promouvoir des ressources qui soutiennent la compatibilité du droit des femmes avec la culture locale, d’identifier et de rassembler les voix locales qui comprennent les réalités de la communauté, la dynamique du pouvoir et les résistances à la promotion des droits des femmes et d’élargir localement ce cercle de champions locaux des droits des femmes afin de promouvoir un changement des mentalités. Le plaidoyer de Ghanea est rafraîchissant et innovant. Elle insiste sur le fait que son modèle n’est pas un appel à l’exceptionnalisme de la région mais est une pression pour un réexamen de l’approche habituelle consistant à montrer du doigt les disfonctionnements, en faveur d’un investissement à long terme qui rendrait les droits des femmes « authentiques et vivants » dans la région.

L’essai d’Ian Kluge, « Raison en islam : Reprendre ce qui est à soi » (chapitre 10) discute deux façons offertes à la Oummah musulmane de se remettre de son long déclin civilisationnel. Le revivalisme, « purifier la civilisation des influences étrangères et de toutes sortes de déviances accumulées au fil du temps », et la modernisation « pour identifier ce qui est le meilleur et le plus fort dans une culture et ce qui est le plus faible, et y remédier ou même dans certains cas y renoncer ». L’auteur privilégie l’approche moderniste, initiée à la fin du XIXe siècle par Jamal-al-Din al-Afghani et Muhammad Abduh. Kluge insiste sur le fait que ce processus doit être endogène car « les ressources intellectuelles pour la modernisation se trouvent dans l’islam lui-même ». Cependant, il tente de « localiser les endroits où les idéaux des Lumières européennes chevauchent le Coran et les pensées des modernistes musulmans » et se concentre sur les idées kantiennes. L’auteur conclut que « le monde islamique a ses propres ressources philosophiques sur lesquelles bâtir des Lumières islamiques », qu’ « il existe un terrain d’entente considérable entre la compréhension kantienne des « Lumières » et ce qui est principalement dans le Coran », et que « ce terrain commun offre une base pour un rapprochement et un enrichissement mutuel des philosophies et des visions du monde occidentales et musulmanes au profit des deux » (pp. 144-167).

« Soyez juste : l’éthique coranique comme points de repère pour la loi islamique » par Christopher Buck est une continuation de sa contribution précédente, soulignant, une fois de plus, le concept selon lequel les principes islamiques doivent définir le cadre de la loi islamique et être dérivés du Coran, considéré par tous les musulmans comme « la parole révélée de Dieu, transmise par le Prophète Muhammad ». Parce que « l’éthique coranique est individuelle aussi bien que collective », Buck propose de « transformer les vertus islamiques (basées sur le Coran) en éthique sociale islamique, principes sociaux et politiques publiques ». Il se concentre sur le principe coranique de la justice et utilise comme cas type, la loi islamique d’apostasie. L’auteur souligne alors « une contradiction évidente entre la charia de l’apostasie et les prétentions islamiques à la ‘liberté de religion’ [… et] le verset coranique disant : « Qu’il n’y ait pas de contrainte dans la religion », et observe une évolution dans le traitement de cette question dans le monde musulman, en particulier à al-Azhar, qui adhère à « l’idée que la loi islamique, et les traditions sur lesquelles elle se fonde, doivent finalement être mises en relation avec des principes islamiques clairs ».

Behrooz Sabet contribue à une critique de grande envergure de « l’éducation au Moyen-Orient », avec quelques digressions intéressantes sur la psychologie et la philosophie. Il met en évidence la dichotomie à laquelle la région est confrontée entre les autorités religieuses appliquant une approche dogmatique et le développement d’un système véritablement scientifique et factuel. Il fait également de bonnes observations sur la prévalence de l’enseignement des sciences sociales et la corrélation entre les femmes de niveaux supérieurs d’éducation et le chômage, mais sa contribution souffre d’une dépendance excessive à l’égard d’exemples iraniens plutôt que de la région au sens large et de graphiques sous-exploités qui pourraient renforcer ses arguments.

Dans « Mondialisation et Moyen-Orient », Shahrzad Sabet écrit sur le manque d’implication de la région dans les processus de mondialisation et plaide fortement pour une plus grande ouverture aux autres cultures. Elle rappelle au lecteur le contraste de cette situation avec celle des anciennes périodes glorieuses de la civilisation islamique et postule que cela pourrait être dû à des réactions à la domination coloniale et au rejet du matérialisme brut qui a suivi. Elle plaide fortement en faveur de la nécessité d’un renouveau spirituel et d’un renforcement des valeurs, et d’un équilibre entre l’universel et le particulier, afin que la connectivité et la diversité puissent aller de pair.

Arthur Lyon Dahl aborde « l’environnement et la durabilité au Moyen-Orient », soulignant l’absence de modèles pour aborder le bien-être humain au détriment de la simple prospérité économique, et en se concentrant sur le mauvais traitement de l’environnement. Comme il le fait remarquer, la dépendance excessive, dans de nombreux pays, à l’égard des combustibles fossiles en tant que principale source de revenus a été désastreuse pour une région qui souffre en plus d’une mauvaise gestion de l’eau, d’une population en plein essor et d’une mauvaise utilisation des sols. Dahl inclut un rappel utile des préceptes islamiques sur l’environnement, basés sur le Coran, et encourage la notion religieuse de « gérance », accompagné de la justice et d’une meilleure éducation comme outils pour mieux gérer ces défis.

Enfin, dans « Connexion électronique au forum public pendant le printemps arabe », Deborah Clark Vance propose un chapitre intéressant sur l’utilisation des médias durant les mouvements de protestation iraniens et arabes à partir du début des années 2000, en mettant l’accent sur différents pays des printemps arabes. Elle écrit efficacement et succinctement sur l’utilisation des médias en ligne et traditionnels (lorsque l’accès en ligne a été coupé) pour apporter des changements sous des régimes extrêmement oppressifs. Le livre était peut-être déjà à l’impression lorsque les manifestations pacifiques de 2019 ont éclaté au Soudan, en Algérie, en Irak et au Liban, mais un examen similaire du rôle de Facebook Live, YouTube Live, Instagram, WhatsApp et Telegram aurait été très utile.

Le livre fait la promotion des aspects de « gouvernance commune mondiale » d’une manière assez idéaliste, postulant une telle approche à la lumière des nouvelles technologies et d’un monde soi-disant rétréci. La faiblesse de cet argument est que les nouvelles technologies ont créé un monde où les gens sont plus proches en termes technologiques mais manquent de proximité culturelle et d’intérêts. Les nouveaux moyens de communication ont exacerbé l’individualisme et ont potentiellement mis les gens en position de confrontation dans la réalisation de leurs propres rêves et visions du monde.

De plus, les arguments des auteurs ne traitent pas de la polarisation actuelle de la société entre les gens qui veulent qu’un nouveau monde affronte le changement climatique et les inégalités, et ceux qui voient la solution dans l’élection de candidats populistes d’extrême droite. En outre, plusieurs des arguments sont piégés dans la division binaire dominante du paysage islamique : islam radical contre islam modéré. Ils n’offrent pas suffisamment d’espace entre les extrêmes et sont incapables de voir le continuum de vues et d’opinions. Ils confondent également les radicaux et les extrémistes et associent le radicalisme à la violence, une inexactitude méthodologique courante rencontrée dans la plupart des publications actuelles.

Cependant, ce livre est une contribution utile et bienvenue aux débats actuels sur l’avenir de la région MENA, et l’étendue de son contenu donne matière à réflexion et à discussion sur la voie à suivre dans cette partie du monde troublée mais néanmoins dynamique.

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