Après Idriss Déby : Quel avenir pour le Tchad ?

Après Idriss Déby : Quel avenir pour le Tchad ?

Le 20 avril dernier était marqué par le décès d’Idriss Déby Itno, l’homme qui avait durant ces trente dernières années occupé le poste de Président du Tchad. Cette mort soudaine, alors que Déby se trouvait – d’après les informations officielles controversées – sur la ligne de front, face aux rebelles du Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad (FACT), a provoqué un choc ressenti non seulement dans le pays, mais également auprès des autres acteurs présents dans la région du Sahel.

par Kilian Bello

Le 20 avril dernier était marqué par le décès d’Idriss Déby Itno, l’homme qui avait durant ces trente dernières années occupé le poste de Président du Tchad. Cette mort soudaine, alors que Déby se trouvait – d’après les informations officielles controversées – sur la ligne de front, face aux rebelles du Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad (FACT), a provoqué un choc ressenti non seulement dans le pays, mais également auprès des autres acteurs présents dans la région du Sahel. Idriss Déby, à la tête du Tchad depuis les années 90, proposait une forme de stabilité relative dans une région généralement en proie aux changements de régimes, et était l’un des atouts majeurs de l’Occident dans la lutte contre les groupes armés d’inspiration salafiste présents au Sahel. Ayant été militaire avant de prendre le pouvoir et continuant à endosser le rôle de chef de guerre au cours de ses mandats consécutifs, Déby avait, ces dernières années, énormément investi dans son armée jusqu’à faire de son pays la puissance militaire régionale (1). C’est à ce titre que le Tchad est devenu le fer de lance du G5 Sahel et un allié primordial de la France dans le cadre de l’Opération Barkhane. La chute du Chef d’Etat entraine par conséquent un certain nombre d’interrogations quant à l’avenir du Tchad et de la région, déjà tourmentée par de nombreuses rebellions et groupes insurgés.

Une société civile en colère

Tout d’abord, la transition de pouvoir entraine de vives tensions au sein même du Tchad. En effet, contrairement à ce que stipule la constitution tchadienne, qui veut que ce soit le président de l’Assemblée nationale qui reprenne la présidence durant la période de transition, un Conseil Militaire de Transition (CMT) a été mis en place avec à sa tête Mahamat Déby, général tchadien et fils du Président défunt. De plus, la période de transition, censée durer 90 jours, a ici été fixée à 18 mois. Bien que la création de ce conseil ait été annoncée avec la promesse que des élections libres et transparentes seraient organisées à la fin de la période de transition, la société civile et l’opposition tchadienne ont lourdement critiqué le non-respect de la constitution et craignent que l’armée ne rechigne à accepter de rendre le pouvoir à un gouvernement civil, ce qui mènerait à la création de facto d’une dynastie Déby (2). Cette crainte n’est pas sans fondement. Idriss Déby ayant tout au long de son règne promis de ne pas se représenter aux élections suivantes est systématiquement revenu sur sa parole, affirmant que le contexte n’était pas favorable à son départ du pouvoir (3). Il ne paraitrait donc pas improbable que cette stratégie soit à nouveau appliquée et que la promesse d’élections libres soit abandonnée à la fin de la période de transition, une fois qu’un prétexte permettant au CMT de se maintenir au pouvoir aura pu être trouvé.

Preuve du mécontentement de la population face à la prise du pouvoir par l’armée, de violentes manifestations dénonçant un coup d’état ont éclaté après l’annonce de la création du CMT. Ces manifestations, durement réprimées, ont entrainé la mort de cinq manifestants le 27 avril et continuent encore au moment de l’écriture de cet article, malgré leur interdiction (4). Le CMT, tentant probablement de calmer les tensions, a nommé plusieurs membres de l’opposition au sein du gouvernement. Parmi eux se trouve notamment l’ancien candidat à la présidentielle Albert Pahimi Padacké, nommé au poste de Premier Ministre. Or, c’est un poste qu’il avait déjà occupé entre 2016 et 2018 sous Déby, et bien qu’il soit depuis passé dans l’opposition, il semble que cela n’ait pas suffi à convaincre les Tchadiens du côté inclusif de la transition (5). Car même si des membres de l’opposition ont été invités à rejoindre le gouvernement, la charte de transition – créée par le CMT – donne un pouvoir presque absolu à Mahamat Déby, qui peut nommer et révoquer comme il le souhaite le Premier Ministre ainsi que les membres du CMT, du gouvernement, et du parlement (6). La pluralité politique avancée par le CMT semble donc être un outil au service de la légitimation du pouvoir plutôt qu’un véritable processus démocratique.

Une armée divisée

En plus de la société civile, le secteur militaire pourrait également être un problème pour la stabilité du pays. L’armée tchadienne dont hérite Mahamat Déby, régulièrement accusée de graves violations des droits humains (7), est pourtant considérée comme l’une des plus puissantes de l’Afrique francophone (8). Ce facteur pourrait faire penser que face aux tensions présentes dans la société civile, l’armée serait un gage de stabilité pour le régime. Or, celle-ci semble également être au-devant de frictions de plus en plus intenses et qui pourraient remettre en question sa fiabilité. Un rapport de l’International Crisis Group, publié en janvier 2021, fait état de troubles à l’intérieur de celle-ci, causés notamment par des différences de traitement favorisant avant tout les soldats appartenant à la communauté zaghawa, ethnie du Chef d’Etat défunt (9). Le risque de morcellement de l’armée autour de factions communautaires est sérieusement envisagé, d’autant plus que le FACT, majoritairement composé de membres de l’ethnie gorane, accuse le CMT de purification ethnique envers ces derniers (10). Tout cela pourrait être lourd de conséquences pour le pays ainsi que pour son engagement dans la lutte contre les groupes armés de la région. L’admiration que vouaient les soldats au Président, qui avait fait de son rôle de chef de guerre, un de ses principaux arguments de campagne, lui avait également permis de gagner une aura auprès de ses hommes, le posant ainsi comme garant de l’unité du pays (11). La mort de Déby, décrit par ses partisans comme un « chef charismatique », pourrait donc être le coup marquant la fin de cette fragile cohésion car son fils, militaire également, mais décrit comme très discret (12), pourrait avoir du mal à combler le vide laissé par le père. L’armée aurait donc grand besoin de réformes la rendant réellement méritocratique, mais se lancer dans un tel projet à peine arrivé au pouvoir pourrait se révéler fatal pour le nouveau Chef d’Etat, d’autant plus que ce système bénéficie justement à ceux qui lui sont le plus proches.

Un héritage contesté

Mais le cercle familial de Mahamat Déby est également un lieu propice aux tensions. En effet, il semblerait que Mahamat n’était pas le seul fils Déby à prétendre au pouvoir. A la suite de l’annonce de la formation du CMT, les médias tchadiens ont rapporté qu’une querelle concernant la succession de Déby avait éclaté entre Mahamat et Zakaria, un autre fils du Président décédé, entrainant une fusillade au palais présidentiel (bien que cette information ait été démentie par le pouvoir) (13). Cette rivalité familiale fait craindre que Zakaria ne se satisfasse pas d’être ainsi écarté du pouvoir au profit de son frère, et qu’il puisse tenter de le renverser. Autre membre important du clan familial, la puissante veuve de Déby, Hinda, jouait un rôle clé au sommet de l’Etat, possédant une influence non-négligeable sur le gouvernement et la nomination des différents ministres, plaçant ainsi de nombreux membres de sa famille à des postes de pouvoir et reprenant même les fonctions de la présidence lorsque son mari était malade (14). Cette puissance, susceptible de faire de l’ombre à Mahamat, pourrait inquiéter le nouveau Chef d’Etat. Elle n’est d’ailleurs plus apparue en public depuis les funérailles de son mari, probablement consciente qu’il lui fallait maintenant faire profil bas. Les tensions existantes à l’intérieur du clan Déby semblent donc sérieuses et il ne parait pas invraisemblable de penser que des membres se sentant lésés puissent tenter d’accaparer le pouvoir. Les guerres familiales ne sont effectivement pas inconnues au Tchad, Déby ayant déjà en son temps dû combattre un groupe rebelle mené par son propre neveu.

Le Sahel dans l’attente

Au niveau régional, les incertitudes concernant la transition de pouvoir au Tchad inquiètent. Le Tchad a su, sous le gouvernement d’Idriss Déby, se rendre indispensable dans la région en envoyant ses troupes combattre par-delà ses frontières. Au cours de ces dernières années, l’armée tchadienne a combattu au nord du Mali sur les lignes de front considérées comme les plus critiques, a été envoyée dans la région du lac Tchad à la demande du Nigéria, et en février 2021 un nouveau contingent de soldats a été déployé au Mali, Niger et Burkina Faso, dans la zone dite des trois frontières (15). Le pays est donc très présent militairement pour épauler ses voisins. Le CMT, étant constitué de militaires, laisse présager une certaine continuité dans la politique internationale tchadienne. Mais les turbulences qui secouent en ce moment le Tchad font craindre la nécessité d’un repli des forces armées à l’intérieur du pays pour protéger son propre territoire des troubles intérieurs, que ce soit l’offensive du FACT ou les tensions liées au changement de régime. Cela laisserait présager un vide sécuritaire dans la région qui aurait du mal à être rempli par les autres acteurs, le Tchad étant le pays qui avait non seulement la volonté mais également le pouvoir nécessaire pour contenir les différentes menaces régionales.

Cependant, un retour des troupes trop ambitieux au Tchad pourrait mettre à mal le pays sur la scène internationale. C’est en effet de par son rôle d’allié régional indispensable contre les groupes armés que la communauté internationale, France en tête, a jusqu’à maintenant détourné le regard face aux accusations de violations des droits humains, d’élections truquées, ou face au manque flagrant de moyens mis en place pour le développement du pays (l’IDH du Tchad le plaçant 187e sur 189 pays selon le Rapport sur le Développement Humain 2020 de l’UNDP (16)) (17). Certains observateurs argumentent donc qu’un potentiel repli sur soi de la part du Tchad afin d’assurer la stabilité du pays aurait comme conséquence de l’isoler diplomatiquement (18). La communauté internationale, perdant un allié stratégique, n’aurait plus à épargner le gouvernement de diverses critiques et sanctions, fragilisant ainsi encore plus le nouveau régime.

Un allié trop important

Mais il parait peu vraisemblable que des Etats occidentaux comme la France puissent sérieusement envisager des mesures qui pourraient contribuer à déstabiliser le régime tchadien. La raison d’exister d’interventions internationales telles que l’opération Barkhane au Sahel, est entre autres d’éliminer la possibilité qu’une « nouvelle Lybie » puisse naître à partir du chaos ambiant. Dans le cas où le CMT tomberait et qu’une guerre civile se déclarait, la France ne perdrait pas seulement son allié le plus fiable de la région mais verrait également la création d’un terrain fertile à la prolifération de groupes armés, entrainant la région dans une instabilité d’une toute nouvelle échelle. Le simple exemple du FACT qui, basé en Lybie, a pourtant réussi à créer une situation de crise au Tchad, montre à quel point l’existence d’Etats faillis peut être dangereux et déstabilisateur pour toute une région. La France n’y voit donc certainement pas comme enjeu la simple survie d’un régime militaire anticonstitutionnel, mais l’avenir d’une région dans laquelle elle est engagée depuis plusieurs années. La réponse du Président Macron à l’annonce de la mort de Déby et de la mise en place du CMT semble aller dans ce sens, Paris ayant choisi de reconnaitre l’autorité du CMT et ayant préféré mettre l’accent sur le besoin d’une transition pacifique plutôt que sur le respect des règles démocratiques. De plus, lors des obsèques de Déby, où le Président français était présent, Paris a réaffirmé son soutien au Tchad en affirmant que « La France ne laissera jamais personne, ni aujourd’hui, ni demain, remettre en cause la stabilité et l’intégrité du Tchad » (19). Il faudrait donc s’attendre à un soutien au régime en cas de difficultés.

L’avenir du Tchad, et par conséquent celui du Sahel, est donc désormais mis à rude épreuve et face aux nombreuses tensions qui traversent le pays, la période de transition s’annonce pour le moins imprévisible. Finalement, cette situation peut être expliquée par le peu de respect pour l’état de droit, par le très faible développement du pays, et par le soutien inconditionnel que lui ont accordé les puissances occidentales. Il est difficile d’envisager qu’une pression accrue de la part de la communauté internationale sur le régime de Déby n’aurait pas permis d’atténuer l’instabilité qui empêche aujourd’hui le pays de vivre une transition apaisée. Mais le régime avait su se rendre indispensable au point où ses alliés occidentaux ont préféré ignorer l’autoritarisme ambiant et les failles de l’Etat.

Au-delà de la force armée

Il convient tout de même de préciser que même dans le cas où le Tchad ne succomberait pas à ses conflits internes, la solution militaire privilégiée jusqu’à maintenant ne suffira pas à elle seule à stabiliser durablement la région. Après trente années passées sous le règne de Déby, le Tchad est demeuré un des pays les plus pauvres au monde, ce qui, dans un Etat où l’alternance politique et le développement économique restent des concepts inexistants, ne peut que pousser certains segments de la société à prendre la voie de la violence. Les groupes rebelles qui déstabilisent le pays légitimisent leur action par l’impossibilité – avérée – d’accéder au pouvoir démocratiquement. Le pays a donc maintenant besoin de proposer une véritable alternance politique et il semble plus nécessaire que jamais que la communauté internationale fasse pression sur le CMT afin d’engager un véritable dialogue national inclusif, en accord avec l’opposition et les groupes politico-militaires présents dans le pays. Cela dans le but d’aboutir à des élections qui permettraient au Tchad d’expérimenter pour la première fois une transition pacifique et légitime aux yeux de tous.

Kilian Bello


References

(1) Chad leader’s death deprives West of key security ally
https://www.france24.com/en/live-news/20210420-chad-leader-s-death-deprives-west-of-key-security-ally

(2) Tchad : le ministère de la Sécurité interdit les manifestations
https://www.alwihdainfo.com/Tchad-le-ministere-de-la-Securite-interdit-les-manifestations_a103092.html

(3) Les défis de l’armée tchadienne
https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/chad/298-les-defis-de-larmee-tchadienne

(4) Tchad : la police disperse des manifestants à coups de gaz lacrymogène, plusieurs blessés
https://www.france24.com/fr/afrique/20210508-tchad-la-police-disperse-des-manifestants-%C3%A0-coups-de-gaz-lacrymog%C3%A8ne-plusieurs-bless%C3%A9s

(5) TCHAD : déjà un premier ministre
https://ledjely.com/2021/04/27/tchad-deja-un-premier-ministre/

(6) Tchad : le Conseil militaire de transition doit revoir sa copie
https://www.jeuneafrique.com/1172245/politique/tribune-tchad-le-conseil-militaire-de-transition-doit-revoir-sa-copie/

(7) Sahel counter-terrorism takes a heavy toll on civilians
https://www.africaportal.org/features/sahel-counter-terrorism-takes-heavy-toll-civilians/

(8) Idriss Déby, l’encombrant allié de la France
https://www.courrierinternational.com/article/deces-idriss-deby-lencombrant-allie-de-la-france

(9) Les défis de l’armée tchadienne
https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/chad/298-les-defis-de-larmee-tchadienne

(10) Le chef de la rébellion qui a tué Idriss Déby accuse la France de soutenir « une dictature, un coup d’état »
https://www.connectionivoirienne.net/2021/05/18/le-chef-de-la-rebellion-qui-a-tue-idriss-deby-accuse-la-france-de-soutenir-une-dictature-un-coup-detat-el-pais/

(11) Tchad : quels risques après la mort d’Idriss Déby  ?
https://www.crisisgroup.org/fr/africa/central-africa/chad/tchad-quels-risques-apres-la-mort-d-idriss-deby

(12) FACT : qui sont les rebelles tchadiens et que veulent-ils ?
https://www.bbc.com/afrique/region-56833762

(13) Idriss Deby Itno : les querelles de famille intensifient les tensions de la transition au Tchad
https://www.bbc.com/afrique/region-40343707

(14) Chad family feud intensifies transition tensions after Idriss Déby’s death
https://www.bbc.com/news/world-africa-56850715

(15) Chad facing hard choices as anxious allies ill-prepared
https://www.chathamhouse.org/2021/04/chad-facing-hard-choices-anxious-allies-ill-prepared

(16) Rapport sur le Développement Humain 2020
http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr_2020_overview_french.pdf

(17) Chad facing hard choices as anxious allies ill-prepared
https://www.chathamhouse.org/2021/04/chad-facing-hard-choices-anxious-allies-ill-prepared

(18) Chad facing hard choices as anxious allies ill-prepared
https://www.chathamhouse.org/2021/04/chad-facing-hard-choices-anxious-allies-ill-prepared

Death of Chad’s President Could Worsen Security Situation in West Africa
https://theglobalobservatory.org/2021/04/death-chad-president-could-worsen-security-situation-west-africa/

(19) Tchad : Emmanuel Macron et les présidents du Sahel évoquent la transition civilo-militaire
https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210423-tchad-le-pr%C3%A9sident-macron-et-les-pr%C3%A9sidents-du-sahel-%C3%A9voquent-la-transition-civilo-militaire

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