La « Tente du Dialogue » – Publications

La « Tente du Dialogue » – Publications

L’Islam et la démocratie, A. Benarafa
L’Islam représente-t-il une menace pour la démocratie ?, G. M. Arnaout
L’Islam, est-il compatible avec les droits de l’homme ?, H. Manna

L’Islam et la démocratie
Abdelillah Benarafa, Expert à l’Organisation Islamique pour l’Education, les Sciences et la Culture (ISESCO)
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Poser le problème de cette façon a au moins, une vertu pédagogique, c’est-à-dire, répondre à la question des rapports entre l’Islam et la démocratie. Le revers de la médaille est que cette présentation risque de créer une confusion chez l’auditeur ou le lecteur sur les éventuels rapports que peuvent entretenir une religion (l’Islam en l’occurrence) et un système politique (la démocratie). Or, il faut se défier de la tendance à arranger les problèmes en oppositions et en antithèses artificielles, par une interprétation à la fois simpliste et systématique, qui relève surtout de l’incapacité d’aller plus loin et de résoudre les oppositions apparentes dans l’unité harmonique d’une véritable synthèse.

Il n’en est pas moins vrai qu’il y a bien sous le rapport que nous envisageons ici par le titre de ce colloque, une certaine opposition de façade entre Islam et démocratie.

Comment faire donc pour une meilleure compréhension des deux termes de cette problématique. A mon sens, il faut s’atteler d’abord à présenter de manière simple l’Islam d’un côté et la démocratie de l’autre, afin de réunir les éléments de divergence ou d’accord entre eux.

Ces deux concepts pris séparément ne posent pas de problème. Chacun obéit à sa propre logique. Mais mis à côté, ils posent le problème de leurs rapports éventuels. Mais revenons à des questions fondamentales:

Qu’est ce que l’Islam? Qu’est-ce que la démocratie?

Beaucoup d’ouvrages ont été consacrés pour répondre à ces questions. Certains adoptent des profils historiques, sociologiques, psychologiques, politiques ou doctrinaux. Le mot «islam» est apparu en langue arabe à la même époque que la révélation. Quant au mot «démocratie», ce mot d’origine grecque, il sera introduit dans la langue arabe pendant la période moderne. L’Islam et la démocratie désignent trop de choses pour qu’on puisse les saisir d’emblée dans un rapport d’opposition ou de complémentarité. Il convient donc de les réduire à leur plus simple expression.

Qu’est-ce que la démocratie de manière simple?

Voici la définition du Robert : «Doctrine politique d’après laquelle la souveraineté doit appartenir à l’ensemble des citoyens». Cette définition toute simple pose un certain nombre de problèmes relatifs à la définition de la souveraineté et des citoyens. Mais ce n’est pas notre propos.

De l’autre côté, qu’est-ce que l’Islam?

D’après un hadith (propos prophétique) très célèbre, selon Abou Houreira, le Prophète se trouvait un jour avec ses compagnons quand vint un homme habillé en blanc avec une chevelure d’un noir intense, et lui demanda : «qu’est-ce que l’Islam?». Le Prophète répondit : «L’Islam consiste en ce que tu crois en Dieu sans rien lui associer, que tu pratiques la prière, que tu verses l’aumône légale, que tu pratique le jeûne du Ramadan, et que tu fasses le pèlerinage vers la demeure de Dieu une fois dans ta vie…».

Tels sont ces deux concepts réduits à leur simple expression. Notre préoccupation est de savoir si un rapprochement entre les deux termes est possible. De manière globale, l’Islam d’après ce hadith désigne un certain nombre de «devoirs», tandis que la démocratie, un ensemble de «droits». Certains seraient tentés de conclure à une opposition irréductible des deux concepts. Cependant, la formulation du problème est contre productive.

La démocratie comme l’Islam souffrent d’un excès de signification. Mais, cette inflation sémantique traduit aussi une vivacité des deux termes qui se colorent des représentations humaines. Le propre des concepts à vocation universelle est d’être trop chargés ou trop simples. D’où la difficulté de les appréhender en mettant l’accent sur un côté ou un autre. Un concept universel obéit à cette double exigence : avoir une nudité conceptuelle très simple ; et en même temps, porte la charge sémantique des traductions humaines? Surtout lorsque le concept en question à une vocation de salut pour l’humanité. La démocratie n’est pas seulement une organisation des institutions, elle est surtout une exigence morale. Or, cette exigence n’est pas seulement une formulation abstraite, mais son contenu est déterminé selon l’espace et le temps dans lesquels elle est employée. Il y a donc un dynamisme porteur de sens dans un concept comme celui-là. Vouloir enfermer la démocratie dans une définition univoque sans la variable du temps et de l’espace aboutirait à une notion morte. Toute l’histoire prouve que la démocratie réalisée n’est jamais qu’un moment du mouvement démocratique, et ce mouvement paraît ne pas avoir de fin puisque la démocratie entend procurer le bien. Or, le bien est forcément une quête qui ne s’arrête jamais sauf si la mort nous rattrape. Ainsi, la démocratie n’est certainement pas seulement un mode d’organisation politique, elle est une valeur. Or cette valeur ne peut pas s’imprimer en dehors de chaque individu. Elle est l’aboutissement d’une culture, le couronnement du génie humain, c’est-à-dire, une élévation humaine à l’échelle personnelle et celle des autres. Par exemple, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen est le couronnement de la culture française et européenne. La démocratie est donc une valeur entre deux médiocrités : au dessous, le manque de démocratie aboutit à l’esclavage ; au dessus, le despotisme. La démocratie est donc une valeur du juste milieu, elle est l’affirmation la plus solennelle entre deux négations de la liberté humaine. L’esclave souffre d’un déficit de personnalité ; le despote, d’un excès de la sienne. Le premier ignore la conscience de son moi, le second, la figure de l’autre. La démocratie a donc une vocation à éliminer la servilité et le despotisme humains.

Voyons à présent le rapport de l’Islam à la démocratie. Pourquoi ne pas parler de démocratie musulmane à l’instar de la démocratie chrétienne. Rien de fondamental n’empêche cette figure politique. La démocratie islamique suppose donc que l’Islam a le souci du bonheur de soi et des autres compatible avec la démocratie telle que nous l’avons décrite.

Mais avant de voir si l’Islam est compatible avec la démocratie, voyons plutôt comment cette religion traite les deux tendances antidémocratiques opposés, à savoir l’esclavage et le despotisme.

L’Islam est naît dans une société esclavagiste et despotique qu’était la péninsule arabique, à l’instar d’ailleurs de l’ensemble du monde à cette époque. Le Coran et la tradition prophétique n’ont cessé de scander la valeur universelle de la liberté humaine qui procède du divin. L’homme n’est pas un animal rationnel, il est le vicaire de Dieu sur terre, entendez qu’il est responsable de toutes les créatures. Ceci implique que l’homme n’est pas seul dans l’univers, il a un droit de regard et des devoirs de protection sur l’ensemble des créatures. Ce n’est pas un individu isolé coupé du reste. L’Islam a produit une batterie de mesures incalculables pour réduire l’esclavage, voire à l’éliminer sans pour autant réussir complètement puisque les hommes sont ce qu’ils sont depuis que le monde est monde. Ils n’étaient pas encore prêts à abandonner l’esclavage de leurs semblables, et qui continue de nos jours sous d’autres formes. Quant à l’autre tendance, le despotisme, elle est incompatible avec le message coranique et prophétique. La figure du Pharaon, symbole du despote est dépeinte dans le Coran de manière très négative. Le Prophète lui-même était un homme très simple et consultait ses compagnons sur parfois des détails de la vie, afin de préserver cet esprit de concertation et de collégialité.

S’il existe donc, une tradition démocratique islamique, elle ne doit pas être cherchée dans une déclaration universelle des droits de l’homme, ou dans un texte constitutionnel qui proclame que le peuple est souverain, puisque le Coran n’a pas cette vocation, malgré tout, limitée et sujette aux aléas du changement. Selon le Dr Abdelaziz ben Othman Altwaijri : «Bien que dépositaire d’un système de vie global, l’Islam n’en a pas pour autant proposé des règles précises et détaillées du mode de gouvernement de l’Etat et de son dispositif économique, social et administratif. Il s’est suffi à décréter les principes généraux, les dispositions légales et les orientations, dont l’observation mène tout droit au salut et à la félicité dans le monde de l’ici-bas et de l’au-delà. De fait, l’Islam a garanti à l’homme la liberté de pensée qui lui permet de construire des théories et d’imaginer des plans d’action pour la gestion de sa vie et des affaires de l’Etat et de la société, en conformité avec les prescriptions générales de la religion» (L’Education politique en Islam, ISESCO 2001, pp. 33-34).

Le Coran est une révélation a vocation universelle, éternelle qui ne doit pas souffrir d’amendements de quelque sorte que ce soit. Cette tradition démocratique islamique doit être cherchée dans l’esprit de l’Islam en tant que mouvement démocratique. Quand une idée est universelle, elle est forcément compatible avec l’Islam. Quand une idée est vraie dans une tradition universelle, elle est impérativement vraie dans les autres traditions aux mêmes prétentions. Si une idée est vraie, elle appartient également à tous ceux qui sont capables de la comprendre et de se l’approprier. Si elle est fausse, il n’y a pas à se faire gloire de l’avoir inventée. Une idée vraie ne peut être nouvelle, car la vérité n’est pas un produit de l’esprit humain, elle existe indépendamment de nous, et nous avons seulement à la connaître ; en dehors de cette connaissance, il ne peut y avoir que l’erreur. La liberté et la démocratie, font partie de ces idées vraies et universelles. La démocratie est une idée universelle sous son rapport à la liberté, mais elle devient relative quant à la façon d’organiser cette liberté dans les différentes sociétés humaines. L’Islam en tant que religion pérenne, est universelle. Mais sa traduction humaine est relative et sujette au changement. Les différentes conceptions de la démocratie sont comprises entre deux grandes tendances : l’homme est considéré soit comme un citoyen à qui l’on octroie certains droits politiques, soit comme faisant partie d’une classe et à qui on accorde des garanties sociales. C’est un rapport horizontal.

Or, l’Islam considère l’homme dans son rapport à Dieu. Le rapport ici est vertical avec le principe : «Nous avons honoré l’homme» dit un verset qui proclame de manière solennelle la valeur transcendantale de l’humanité. C’est une autre façon de considérer la démocratie. Nous pouvons donc dire que cette conception est d’ordre sacral, tandis que la démocratie occidentale est de type laïque. La démocratie islamique voit dans chaque homme l’empreinte de Dieu, l’autre conception voit en lui la présence des autres hommes et de la société. La différence réside dans ce que signifie pour chaque homme, sa conscience et la figure de l’autre. Pour le message coranique, l’homme doit porter en lui cet honneur dont Dieu l’a gratifié pour lui et pour ses semblables. Or, la démocratie telle que nous l’avons définie plus haut est une notion médiane entre deux négations de la liberté. En proclamant l’honneur en soi et chez autrui, la conception islamique neutralise les tendances liberticides chez l’homme. Cette conception de la liberté et de la démocratie est bien entendue préservée par des gardes fous qui l’empêchent de déchoir dans l’abîme et de l’esclavage et du despotisme. Beaucoup de versets insistent sur le salut éternel pour ceux qui ne cherchent pas à dominer autrui. D’autres enfin, sur le refus ontologique de l’esclavage puisque Dieu incite les hommes à refuser cette servilité en les poussant à émigrer vers la vaste terre de Dieu pour fuir cette condition inhumaine.

Donc, le message de l’Islam présente tous les ingrédients contre les tendances antidémocratiques extrêmes, tels l’esclavage et le despotisme. Ces principes sont inscrits dans la foi scandée à chaque stade des rites d’initiation de passage dans la vie de chaque musulman. La démocratie islamique est inscrite donc dans la conscience intime de soi et des autres.

Nous avons aboutit à définir la démocratie comme une notion du juste milieu, or, l’Islam se présente lui-même comme une religion en quête du centre. Suivant l’histoire des sciences, la langue raconte que le centre du cercle ou que le centre en général, cette idéalité pure, loin de désigner, au départ, le lieu calme où l’on débat dans l’égalité démocratique sereine, décrit la trace laissée par l’aiguillon. De deux personnes qui se contredisent, il faut bien que l’une dise faux et l’autre vrai : il n’y a pas de troisième possible ; on le dit, le tiers est exclu ; ou mieux encore : il n’y a pas de milieu. Le dictionnaire définit ce mot par «partie d’une chose qui est à égale distance de ses bords. Le milieu d’une rue, le point situé à mi-distance de ses extrémités». C’est un point presque absent puisque c’est un isthme, sans épaisseur ni dimension aucune, et pourtant, tout à coup, comme la totalité du volume où nous vivons : notre milieu, c’est-à-dire, notre environnement. Du mi-lieu, petite localité exclue, au milieu, comme univers autour de nous. Ce qui n’avait pas de place la prend toute. Du mi-lieu, endroit à peu près également éloigné d’un commencement et d’une fin à espace matériel dans lequel un corps est placé. On passe de l’équidistance au recouvrement.

L’Islam se présente selon le verset 143 qui est le milieu numérique de la Sourate II (la Vache) avec ses 286 versets : «Ainsi avons-Nous fait de vous une communauté de juste milieu, pour que vous soyez témoins des autres hommes, le Prophète témoignera de vous…». La Mecque devient ainsi le centre du monde, et cette profession s’exprime entre deux propositions relatives à la nouvelle qibla de prière. Cette nouvelle orientation dans l’espace s’accompagne également d’un nouvelle orientation du salut humain dans le milieu entre deux extrêmes : le servilité et le paganisme. Voici le nouveau message de l’Islam : la liberté et la connaissance. Il n’y a pas de liberté sans connaissance ; et celle-ci n’a pas de valeur si elle ne conduit à rendre l’homme libre.

On voit plus clairement, à présent, la liaison entre Islam et démocratie. Il était difficile de définir leurs rapports au début de cet exposé en les prenant comme des antithèses. Ces deux grandes idées ne sont pas de simples notions à définir dans un dictionnaire, mais elles ont des prolongements dans les structures mentales et sociales des humains. Le point commun entre Islam et démocratie est ce souci d’éliminer les tendances antidémocratiques selon le langage propre à la démocratie, ou les tendances diaboliques selon le langage imagé du Coran.

En conclusion de cet exposé, il me semble que l’entreprise démocratique dépasse la simple passation de pouvoir selon une constitution donnée pour insister sur le désir de liberté et du savoir chez les hommes. Il faut une structure psychologique forte pour que la démocratie soit traduite dans des institutions. D’où l’erreur que font certains à vouloir implanter la démocratie dans une société donnée en la dotant d’une constitution calquée sur l’expérience d’une autre société humaine. La démocratie doit naître dans le terreau particulier à chaque culture pour qu’elle donne ses fruits de liberté et de savoir.

Contribution à la Tente du dialogue
Fondation Cordoue
Genève, 26 juin 2004
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L’Islam représente-t-il une menace pour la démocratie ?
Ghassan M. Arnaout, ancien directeur de la Division du Droit et de la Doctrine du HCR
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Excellences,
Messieurs les Représentants des Autorités genevoises,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,

C’est un privilège pour moi de participer ce soir à un événement exceptionnel, placé sous le signe du dialogue et de l’ouverture vers l’autre. Comment ne pas être sensible à l’initiative conjointe de la Fondation de l’Entre-connaissance et de la Fondation de Courdoue à Genève, d’avoir réuni non sans une certaine témérité, des personnalités d’obédiences et de sensibilités culturelles et politiques différentes, pour tenter de jeter entre elles des passerelles susceptibles de renforcer la cohésion et la solidarité de toutes les composantes de la grande communauté genevoise.

Les échanges et les discussions qui ont déjà commencé et qui vont se succéder au cours des prochains jours, sont sans doute liés à des événements qui dominent l’actualité. Ils s’inscrivent toutefois dans une tradition bien genevoise. Ils sont en effet le reflet et la traduction parfaite de ce qu’on appelle «l’esprit de Genève». C’est-à-dire cette conviction profonde que Genève, humaniste et humanitaire, par-delà sa tradition européenne et chrétienne bien enracinée est consciente et attache une grande importance à sa vocation universaliste. C’est là en effet, où des hommes d’ici et venus d’ailleurs tentent de démontrer par une cohabitation presque harmonieuse et exemplaire, qu’un monde meilleur n’est pas une illusion de l’esprit, une utopie, le fantasme de quelques intellectuels rêveurs ne mordant pas dans la réalité. Le monde de demain sera sans aucun doute la Genève d’aujourd’hui. C’est-à-dire un monde fraternel, multiculturel et multireligieux, tolérant et pacifique, permettant à des hommes de différentes origines, de vivre dans la convivialité et dans le respect de la diversité culturelle et des lois de la République.

Quoi de plus légitime et de plus naturel que les musulmans de Genève, citoyens de ce pays ou résidents temporaires, se voient, dans ces moments pénibles et difficiles, poussés par un élan d’aller à la rencontre des non musulmans qu’ils côtoient dans leur vie quotidienne, pour réaffirmer leur foi inébranlable dans le respect des valeurs et des principes de la République, en proclamant tout haut leur souci de dissiper tout malentendu de nature à susciter sur eux, sinon une certaine suspicion, du moins quelques interrogations.

Dans leur immense majorité, les musulmans de Genève, qu’ils soient d’origine arabe, turque, albanaise, kurde ou autres, ont vu le jour et grandi dans des Etats–séculiers où la politique échappe à la religion. Ils sont également issus de pays multiculturels et multireligieux dans lesquels, depuis des siècles, la coexistence et le dialogue n’ont jamais été interrompus. Dans cette perspective, j’aimerais tout particulièrement me référer à nos frères les chrétiens d’Orient. Ces chrétiens qui par leur génie et leur dévouement ont contribué à l’édification de notre grande civilisation musulmane et dont le rôle, à l’époque de la «nahda» et à l’époque contemporaine, a été déterminant dans notre tentative de surmonter les difficultés auxquelles nous sommes confrontées. Certains d’entre eux ont choisi ce soir de s’associer à notre démarche, et je tiens à saluer leur présence.

Les chrétiens d’Orient, éprouvent aujourd’hui, comme nous tous un grand sentiment de soulagement. L’affrontement entre l’Islam et la Chrétienté n’a pas eu lieu. Je ne reviendrai pas sur la thèse du choc des civilisations, développée par certains prophètes du malheur. La guerre déclenchée contre l’Irak, après celle dirigée contre l’Afghanistan, par une administration américaine de plus en plus envahie par la religiosité et utilisant des concepts religieux, pour justifier ses entreprises militaires, risquait de mettre le feu aux poudres, dans la mesure où elle pouvait paraître comme une nouvelle croisade contre l’Islam. Or, fort heureusement, tout a été mis en œuvre pour que cette catastrophe planétaire ne se produise pas.

Une place privilégiée doit être réservée dans cette heureuse évolution aux églises chrétiennes de toutes confessions et au rôle joué par le Pape Jean Paul II, auquel il convient de rendre un vibrant hommage. Le mérite revient également à l’Allemagne et à la France, les deux principaux phares de la culture et de la civilisation occidentale et chrétienne. Ces deux nations autrefois colonialistes et impérialistes, devenues alliées, après des siècles d’affrontements fratricides, en s’opposant à la guerre, ont marqué très nettement leurs intentions de se détourner de la puissance, ou plus exactement de se diriger vers un au-delà de la puissance, vers un monde distinct du précédent, où règne la loi, la négociation entre les nations. L’objectif étant d’accéder par cette nouvelle approche au paradis post-historique où tout n’est qu’apaisement et prospérité, comme le prévoit l’idéal kantien de «paix perpétuelle».

Dans le refus de la guerre comme solution aux conflits, les gouvernements de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et les Eglises toutes confondues, ont reçu l’appui massif et actif de la «Société civile mondiale». Des millions de gens, en Asie, en Europe, en Afrique, dans les deux Amériques, sont descendus dans la rue pour exprimer leur attachement à la paix et leur rejet du système international actuel, considéré comme unipolaire et soumis à l’hégémonie d’une seule et grande puissance. Les personnes qui se rattachent à cette société globale en voie de formation, plaident pour la mise en avant de valeurs multiculturelles, pour une aide concrète à la démocratie et par une reconnaissance de sa supériorité sur tout ce qui peut diviser les êtres humains.

Dans notre monde post-moderne, marqué entre autres par la crise de la souveraineté, le retour du religieux et l’économie mondialisée, le salut de l’humanité repose sur l’impérieuse nécessité d’élaborer une théorie politique de la coexistence. Vivre ensemble suppose un espace de vie commun, dans le contexte d’une histoire acceptée, de valeurs partagées et de règles juridiques assurées. Il est vrai que le monde se présente actuellement comme une juxtaposition d’entités politiques souveraines et autonomes, voire de civilisations ou de cultures distinctes, entraînant des guerres identitaires ou des appréciations divergentes des grands Etats, à propos des enjeux planétaires.

Toutefois, tout tend à démontrer que le monde serait de plus en plus une «Société monde», dans laquelle les problèmes sont communs à tous les citoyens, à tous les locataires de l’univers. Les valeurs et les aspirations au progrès et à la modernité sont universelles. Que l’on songe aux droits de la personne humaine, à la démocratie, à la mondialisation ou enfin à la protection de l’environnement et à la paix. Une paix qui ne résulterait pas du triomphe de la force et du fait accompli imposé par la violence, mais par l’établissement d’une démocratie mondiale, forgée par la mise notamment en place d’institutions et de citoyenneté mondiale.

Liberté et universalité sont incontestablement au cœur du grand mouvement de réveil du monde musulman qui marque le début de 21ème siècle. Ce réveil est spirituel dans la mesure où les musulmans cherchent à retrouver leurs racines profondes qui sont à la base des valeurs morales et de l’éthique qui guident leur comportement. Il est également d’ordre social et politique. Dans leur détermination de secouer le joug d’une oppression qui continue de les maintenir dans un état d’asservissement permanent, le combat des musulmans se situe dans le grand mouvement de contestation mondial, appelant à l’instauration d’un ordre plus équilibré et plus juste. Leurs revendications ne sont pas différentes de celles des autres peuples opprimés qui professent d’autres religions.

L’Islam constitue-t-il une menace pour la démocratie? La question me paraît d’une grande absurdité. Hélas, dans le contexte d’une Islamophobie qui prend de plus en plus d’ampleur, certains esprits chagrins tendent à développer des thèses selon lesquelles l’Islam et sa prétendue spécificité seraient le principal obstacle à la modernisation, à la démocratisation des sociétés où cette religion est majoritairement implantée. L’Islam, se demande ces personnes, est-il capable d’admettre la pensée libérale sans perdre sa propre essence? Comment le souci de maintenir à tout prix l’unité de la communauté peut-il s’accommoder du pluralisme de l’expression politique? Comment le credo du primat de la norme divine peut-il se concilier avec celui du primat de la volonté populaire?

Comment ne pas déplorer la confusion qui résulte de l’acharnement de certains à mêler credo et histoire, lorsqu’il s’agit d’évoquer les pays de l’Orient islamique? Cette habitude fâcheuse de centrer les études et les analyses des sociétés islamiques sur la religion n’est pas un phénomène nouveau. Autrefois, ceux qu’on appelle les orientalistes tentaient de trouver dans les croyances et valeurs spirituelles des musulmans, l’explication au refus de ces derniers de renoncer à leur indépendance et à leur spécificité culturelle menacée par la colonisation. Aujourd’hui certains milieux s’acharnent à attribuer la violence des groupes marginaux qui se réclament de l’Islam, à l’essence de la foi musulmane elle-même. L’Islam, en tant que tel est rendu responsable de l’échec de la modernité et de représenter une menace pour la démocratie. Dans son remarquable livre «La nouvelle islamophobie», Vincent Geisser écrit : «En insistant sur un prétendu Islam conquérant qui constitue d’après eux une réelle menace pour les valeurs de la modernité et de la civilisation, ils sont interpellés par un Islam qui est le produit de leur imagination, mis au service d’un combat idéologique douteux, qui n’a aucun rapport avec l’Islam vécu et les musulmans ordinaires».

Dans son remarquable ouvrage «L’Orient créé par l Occident» l’intellectuel palestinien Edouard Saïd s’interrogeait sur le crédit qu’il fallait accorder aux discours de certains occidentaux tendant à fabriquer un monde et un espace arabo musulman pseudo immuable selon leur imaginaire mais répondant à des intérêts douteux : la perpétuation de sa domination sur lui.

D’où vient cette idée si répandue que les musulmans auraient constamment vécu dans les temps pré-modernes au sein de systèmes où le religieux et la politique sont totalement fusionnés. La réalité, nous le savons, est tout à fait autre. Jacques Berque, dont le sérieux et l’objectivité sont unanimement reconnus a écrit : «je défie que l’on trouve une période quelconque où un faqih, c’est-à-dire un spécialiste du droit musulman ait été au pouvoir. Ne furent des faqihs, ni les califes omeyyades, ni les califes abbassides, ni les sultans ottomans. Certes la religion en tant que fondement de valeurs spirituelles et morales occupe une place privilégiée. Toutefois l’ordre politique lui échappe totalement. On sait que cette structure du pouvoir en Islam avait tellement frappé l’Empereur Frédéric de Hohenstaufen, que ce dernier n’avait pas hésité à se rendre en Orient pour la découvrir et se familiariser avec ses multiples aspects et ses nombreuses implications.

Certains réformateurs à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème n’ont pas hésité à affirmer que l’Islam est par essence laïque et rationaliste ; cette religion ayant rejeté d’emblée toute tentative de sacraliser une autorité ou un comportement, même ceux du Prophète. On retiendra parmi ces réformateurs le nom de l’Egyptien Ali-Abdel Razik (1886-1966). Dans son livre «L’Islam et les fondements du pouvoir», cet élève de la prestigieuse Université islamique du Caire Al L-Azhar a tenté de démontrer à partir d’une analyse des textes sacrés et des traditions du Prophète, que l’Islam comme toutes les religions est d’abord du spirituel et que toute tentative de le confondre avec l’ordre temporel obéit à des préoccupations suspectes.

Il convient de noter que les Etats arabes et musulmans, nés de la décolonisation, se sont empressés pour accélérer le processus de modernisation de leur société respective, d’adopter des systèmes politiques et des constitutions inspirées du modèle européen. Ces institutions ont excellemment fonctionné et même les partis islamiques ont pu s’en accommoder, sans chercher à les contester. Malheureusement la marche vers la modernité, la démocratie et la laïcité a été interrompue par l’ingérence des grandes puissances dans les affaires intérieures de la région.

Rien, ni dans la doctrine, ni dans l’expérience historique ne prouve que l’Islam soit incompatible avec la démocratie ou qu’il constitue une menace pour les régimes démocratiques. La démocratie, disait Pierre Mendès France, ne se limite pas au pluralisme politique, au régime parlementaire, au dynamisme de la société civile. Elle suppose également l’intégration dans la communauté nationale de l’autre, du différent et le respect de son identité et de sa culture. Or la force essentielle de l’Islam est son universalité. L’Orientaliste Bernard Lewis ne s’est pas empêché de reconnaître que l’Islam a réussi à secréter une des plus brillantes civilisations que l’humanité a connue depuis l’aube de l’Histoire. Une civilisation, écrit-il, «mondiale, pluriethnique, internationale et l’on pourrait dire même transcontinentale, qui a accueilli les juifs et qui a assuré à ses minorités ethniques et religieuses une entière liberté d’exercer leurs cultes, de garder leurs traditions linguistiques et culturelles, ainsi que de s’épanouir sur le plan économique et social».

Les événements du 11 septembre 2001 ne peuvent en aucun cas être situés dans cette belle tradition humaniste, glorifiée par un homme qui n’est pas nécessairement un ami des musulmans. Même si ceux qui les revendiquent, recourent pour les besoins de la propagande et de la mobilisation à la rhétorique religieuse, ces attaques ont des causes structurelles. Elles ont été nourries par la mondialisation et par une politique étrangère au Moyen Orient, ne tenant pas compte des aspirations des peuples de cette région, notamment du peuple palestinien.

Cette analyse est partagée par la majorité des élites européennes et par de plus en plus de responsables américains. Dans un document intitulé «l’heure du changement a sonné», vingt six personnalités américaines ont tenu à remettre les problèmes dans leur réelle perspective. Les Etats-Unis, écrivent-ils, souffrent d’une identification aux régimes autocratiques du monde musulman et d’une image de soutien inconditionnel à la politique et aux actions du gouvernement israélien actuel. Pour accroître notre crédibilité face aux peuples musulmans, nous devons accomplir des efforts courageux, énergiques et équilibrés afin d’établir la paix entre les Israéliens et les Palestiniens, ainsi que promouvoir une politique qui encourage des réformes démocratiques.

Mais l’initiative de l’apaisement et du bon sens revient à la Suisse, à sa diplomatie et tout particulièrement à Mme Micheline Calmy Rey. En s’empressant d’apporter son appui à l’initiative de Genève et en encourageant les hommes de bonne volonté à se rencontrer et à discuter pour trouver une solution pacifique au drame qui les déchire, la Suisse s’est montrée à la hauteur des événements. Plutôt que de céder à la panique, à la paranoïa et de verser dans un anti-islamisme primaire, la Suisse a mis tout son poids dans la balance pour s’attaquer à la racine des problèmes. Quelle maturité politique ! Quelle lucidité ! Et surtout quelle leçon de courage et de solidarité. La crise qui sévit actuellement entre une partie du monde occidental et le monde musulman est de nature politique et économique et non religieuse ou philosophique. Sa solution réside moins dans la prétention d’une des deux parties à imposer sa domination sur l’autre, que dans leur détermination commune de trouver les moyens d’abattre le mur d’incompréhension et de méfiance qui les sépare.

Je ne voudrais pas terminer sans rendre hommage aux musulmans de Genève et de toute la Suisse. On y trouve des diplomates, des fonctionnaires internationaux, des membres de profession libérale, médecins, ingénieurs et avocats, des banquiers, des hôteliers, des joailliers, des chefs d’entreprise sans oublier les nombreux ouvriers et artisans. Il y a également parmi eux des députés et des conseillers municipaux. Nourris déjà chez eux par une certaine admiration pour l’Helvétie, à travers leurs lectures sur un Guillaume Tell, un Jean-Jacques Rousseau et un Jean Calvin, ils aiment leur pays d’adoption et contribuent par leur travail à sa prospérité et à son bien-être. Loin de représenter une quelconque menace pour la démocratie, ces musulmans, par un apport original et fécond constituent un enrichissement, un atout considérable pour le développement et la consolidation des valeurs tenant au respect des libertés individuelles et de la personne humaine en général.

Contribution à la Tente du dialogue
Fondation Cordoue
Genève, 26 juin 2004
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L’Islam, est-il compatible avec les droits de l’homme ?
Haytham Manna, Porte-parole de la Commission arabe des droits humains
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La naissance et l’élaboration d’une religion monothéiste créent des liens communs entre le droit divin et le droit positif. En revanche, derrière l’émergence des idées de droits de l’homme, il y a en filigrane le principe de la séparation du droit divin et du droit humain sans que cette séparation entraîne forcément une contradiction ou un rapport conflictuel. L’histoire de la révolution française et le conflit entre l’église et les figures de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ont sans doute installé un climat de méfiance entre droits humains et droits divins. Mais les droits humains ne sont pas exclusivement issus de l’exemple français. Dans la littérature américaine, la question du conflit entre le religieux et le droit positif n’a presque pas droit de cité. Le monde musulman n’a pas pris position contre la déclaration universelle des droits de l’Homme. Le seul Etat musulman à ne pas voter la DUDH fut l’Arabie Saoudite qui a choisi, comme l’Union soviétique, de s’abstenir. Mais que représente le wahhabisme pour plus d’un milliard de musulmans?

En général, le religieux nous parle de l’éternel, de l’absolu et du sacré ; alors que l’humain évoque la faiblesse, l’inachèvement et la relativité. La plupart des religions établissent le pont nécessaire entre ces deux dimensions à travers le concept de dépendance humaine à l’égard de la divinité. Celle-ci fait de l’homme un être mineur, tandis que les premiers défenseurs des droits de l’homme font de l’indépendance de la personne le fondement de leur projet.

Les droits de l’homme n’ont pas à être considérés comme une religion et encore moins comme une idéologie. Il s’agit d’une charte proposée par des hommes et des femmes de différents pays, de différentes couleurs et religions, à un moment donné de l’histoire de l’humanité. Cette charte n’a heureusement pas la force du sacré. Par conséquent, elle est nécessairement soumise à une évolution et reste par définition un projet inachevé. La question de la religion est tout à fait différente. Son universalisme déclaré n’abolit pas les frontières établies entre ceux qui sont dans la communauté religieuse et ceux qui sont en dehors, mais elle est par essence pour la dignité de l’être humain. Dans le Coran, Allah a honoré Bani Adam, musulmans et non-musulmans.

L’idéologisation de la religion telle qu’on peut l’observer aussi bien chez les ultranationalistes juifs et les chauvins hindous, ne saurait constituer quelque apport constructif que ce soit dans la sphère publique où des droits universels de la personne. Contrairement à ce que Ihsan Hamis Al-Mafregy avance, tous ceux qui ont confirmé que “l’islam est une idéologie bien plus qu’une religion” (1) ont véritablement fait obstacle à l’évolution naturelle d’un concept des droits de la personne digne de l’Islam, de l’être humain et de notre époque.

On ne le dira jamais assez : depuis la mort du Prophète, il n’est plus possible de parler d’un islam au singulier, sauf pour exprimer notre approche subjective de ce que nous considérons à titre personnel comme l’islam. Les orientations de l’islam et les interprétations qu’on en a données sont si nombreuses que nous sommes obligés de procéder avec schématisme pour couvrir notre champ conceptuel. Champ dont la diversité est à la mesure de l’extension géographique de l’islam et du nombre des cultures que celui-ci a dû assimiler. Et on peut dire sans hésitation, il y a des Islams compatibles avec les droits humains et des Islams qui ne sont pas.

Al-Kawakibi n’a pas revendiqué une lecture islamique des libertés fondamentales, et Ahmad Amin n’a pas dit que sa vision de l’histoire est islamique. C’est le mouvement politique islamique qui a insisté sur la nomination formaliste de l’Islam. Ce qui a donné dans les années des idéologies d’urgence une approche conflictuelle entre l’Islam et les droits humains.

Dans son étude “L’islam et les droits de l’homme” (2), Al-Mafregy nous donne un exemple de l’influence exercée par les islamistes sur les études qui touchent à la religion musulmane. Son point de départ méthodologique est une illustration de l’approche fondamentaliste : “L’islam, dit-il, ne traite pas l’homme isolé de ses semblables ou dépouillé de sa nature, mais vise l’homme dans sa totalité, c’est-à-dire dans toutes ses aspirations d’ordre économique, social, culturel et spirituel” (3).

Souscrire à cette approche, signifie s’enfermer dans un discours idéologique réductionniste. L’auteur, comme on l’a signalé plus haut, considère que l’islam est bien plus une idéologie qu’une religion. Sa référence obligée à Ibn Arabi et à d’autres “esprits ouverts” ne cache pas une certaine contradiction entre le concept de l’homme “esclave» de Dieu et l’homme parfait du soufisme. Les limites de la définition traditionnelle de la liberté sont camouflées par des généralités telles que : “l’Etat musulman doit permettre à chacun de jouir de sa liberté sans empiéter sur celle des autres”(4), “l’islam a pu concilier les exigences de sa loi et la liberté de l’individu” (5).

Cependant, notre auteur est moins ambigu sur la question du droit à la vie. Il soutient que “le talion est un droit de l’homme parce que le meurtre a porté atteinte à la vie”. Là il se sépare complètement d’Ibn Arabi, un des premiers abolitionnistes de l’histoire de l’humanité. Quant au châtiment corporel, son point de vue est celui de l’auteur du “Code Pénal en Islam” l’egyptien Abdul Kadir Audeh (exécuté par Nasser en 1955) et du fondateur du premier groupe islamiste au Pakistan, Al-Mawdoudi. La question de la femme n’est pas non plus mieux abordée. Ainsi, nous nous trouvons devant une lecture occidentalisée de l’idéologie islamique, plutôt que face à un islam ouvert aux grands principes universels de notre temps.

Cet exemple nous aura permis de montrer les limites de certaines tentatives faites pour justifier une approche très idéologique de l’islam à travers une relecture des principaux droits de la personne, sur lesquels les fondamentalistes jettent un nouveau jour.

Dans son étude : “La pensée islamique et les droits de l’homme entre l’idéal et la réalité”, Nasr Hamed Abu Zeid répond indirectement aussi bien à Al-Mafregy qu’à Mohammed Al-Ghazali (6). Il rappelle que l’islam recouvre, entre autres, la théologie rationaliste des Mu’tazilites, la philosophie musulmane, le soufisme et la jurisprudence traditionaliste. Il soutient qu’une approche objective nécessite une libéralisation du savoir qui mette fin à la mainmise des apôtres de la manipulation idéologique de l’islam.

Contrairement à l’approche fondamentaliste, l’universitaire soudanais Abdullahi An-Na’im n’hésite pas à lever des tabous et aborder la question sous l’angle révolutionnaire de son maître le grand réformateur soudanais Mahmoud Mohamed Taha. “Tant que la loi islamique moderne n’abandonnera pas son fondement coranique complété par les hadiths, on ne peut éviter les violations graves des droits universels de l’homme. Le respect de la chari’a ne peut admettre l’abolition de l’esclavage ou l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes” (7). Selon An-Na’im, l’islam de Médine a joué son rôle historique. Il ne peut être une référence juridique et socio-politique pour notre époque. C’est l’islam universel, celui de la Mecque, marqué par la tolérance et qui a prospéré loin de l’état d’exception qu’ont connu les Musulmans à Médine, qui traverse le temps comme modèle de tolérance, de fraternité et de liberté en matière de croyance. Taha et An-Na’im expriment une approche originale et nouvelle de l’islam qui concilie la charte internationale des droits de l’homme et le Coran. Jamal al-Banna suit cet exemple avec le principe du renouveau de la jurisprudence islamique.

Ces deux exemples nous montrent la différence entre ceux qui se cantonnent dans le cadre de la tradition orthodoxe et ceux qui tentent d’ouvrir le chemin d’Al-ijtihad (l’effort intellectuel ).

Les progrès d’un mouvement des droits de l’homme en terre d’islam et la montée parallèle de l’islamisme constituent un sujet de choix pour certains universitaires. C’est le cas de Mohammed Arkoun qui fut l’un des premiers en France à évoquer le problème. Dans un article qui date de 1980, Mohammed Arkoun (8) précise les grandes lignes de sa façon d’envisager la question : “Il serait trop facile de dire par exemple : mais oui, en islam, tout est garanti. On pourrait citer le Coran, les paroles du prophète, des autorités musulmanes qui se sont exprimés sur le sujet de façon ferme et novatrice. – Il faut se garder de rejeter sur l’islam la responsabilité des atteintes aux droits de l’homme qu’on peut observer dans tel régime ou tel pays dit “musulman”. – La notion d’un droit rattaché à la rationalité humaine est une définition idéaliste. Le droit, comme le dit Marx, est le produit d’un rapport de force. – Le droit est l’expression d’un groupe qui a pris le pouvoir et on le qualifie ensuite de droit religieux, de droit sacré. – Il faudrait reposer le problème du droit de la personne tel qu’il a été défini dans chacune des trois traditions monothéistes. Dans une étude critique, à la fois historique et philosophique, il faudrait comprendre comment la notion des droits religieux a pu fonctionner dans un cadre social et culturel déterminé et comment cette notion ne peut plus fonctionner dans le cadre de nos sociétés industrialisées, informatisées, rationalisées sous l’empire de la raison que nous appelons scientifique et qui est, elle-même, bien sûr à critiquer ” (9).

Après le trouble suscité par l’affaire Rushdie, Mohamed Arkoun, à la recherche d’une approche de “conciliation historique”, soutient en 1992 que l’instauration d’un terrain d’entente et d’une pensée élaborée dans le cadre de l’islam susceptibles de faire cohabiter les contributions positives de la laïcité et les grandes valeurs de la religion est une tâche essentielle, possible mais de longue haleine (10). L’analyse, selon Arkoun, doit se développer dans deux directions : “1- Quelle est la portée, aujourd’hui, d’un discours “islamique” sur les droits de l’homme (…)? 2 – Dans quelle direction philosophique peut-on et doit-on orienter la recherche des fondements et des garanties d’application des droits de l’homme, aujourd’hui?” (11).

La position d’Arkoun est basée sur le renvoi dos à dos des religions traditionnelles et de ce qu’il appelle une religion civile qui incarne une vision occidentale des droits de l’homme. Si notre universitaire a bien étudié l’islam, sa connaissance de la mise en oeuvre théorique et pratique des instruments internationaux des droits de l’homme paraît très limitée. Il tente de camoufler cette lacune en passant sous silence le processus de l’universalité et de l’historicité des droits de l’homme dans la culture occidentale. La force de la Charte internationale des droits de l’homme ne vient-elle pas de sa capacité d’absorber un pluralisme philosophique et culturel nécessaire pour éloigner toute tentative d’idéologisation?

Dans son article : “l’Islam et les droits de l’homme” (12), le chercheur égyptien Mohamed Sayed Saïd évoque la question d’une cohérence nécessaire entre une interprétation rationaliste et humaniste des textes islamiques et un système contemporain des droits de l’homme. Le but serait de gagner la bataille pour le droit d’interpréter librement les textes et la reconstruction sociale de l’expérience religieuse. Pour lui, les textes sacrés sont en parfaite concordance avec la vision contemporaine des droits de l’homme : l’unicité de Dieu et l’unité de la race des humains s’accordent en un message universel. Sayed Saïd insiste sur les principes de la dignité, de l’égalité et de la justice, lesquels occupent dans la culture arabo-islamique la place de la liberté dans la civilisation occidentale ou de l’égalité dans les mouvements socialistes. Il aborde la dimension institutionnelle et la recherche d’un équilibre entre les droits et les devoirs (largo sensu car cet équilibre touche aux sphères spirituelle et séculière).

Il est toujours difficile d’être à la fois dedans et dehors. Les propositions de M. Saïd sont très vagues et volontaristes, car la base du problème ne réside point, à notre avis, dans les valeurs fondatrices mais dans l’expérience historique surchargée à la fois de dogmatisme et de dynamisme. La deuxième partie de son étude en est une excellente illustration. Le rapport entre l’homme et le texte est à l’origine d’importants conflits intellectuels en islam. Les grandes tentatives de réforme dans l’histoire des Musulmans ont pour principal enjeu la liberté d’interprétation du texte comme prétexte à la libéralisation religieuse, seule capable de faire refluer le littéralisme dans l’approche du texte coranique. A la base ce cette liberté on trouve le principe d’Ibn Arabi «Sache que le sage parfait, droit et savant est celui qui traite chaque situation et moment comme il convient sans amalgame»(13)

On peut dire, sans prendre trop de risques, que si l’histoire des idées est liée à l’histoire des hommes, celle de la jurisprudence islamique est essentiellement rattachée à l’histoire des khalifes. De ce fait, une lecture humaniste de l’islam passe par une rupture intellectuelle avec les idéologies du pouvoir socio-politique, autrement dit, par une rupture avec l’obéissance aveugle à l’orthodoxie au pouvoir. Dans ce cadre, l’élaboration des approches réformistes nécessite forcément une critique de l’histoire politique en terre d’islam pour dépasser l’ancienne école du khalife Juste à celle des citoyens.

Pour nous, le différend entre les défenseurs des droits de l’homme et les fondamentalistes porte non pas sur la croyance et la conception du sacré, mais sur la séparation de la sphère séculière et de la sphère juridique. Personne ne pose la question de la sécularisation de l’islam alors que le problème des institutions dans les pays islamiques est primordiale. Ces institutions sont entièrement l’oeuvre des hommes, et d’autres hommes sont par conséquent capables de les amender. Heureusement, un grand nombre d’intellectuels islamistes soutient aujourd’hui notre principe de désacralisation de la sphère politique. Ce qui signifie que l’identification politique à l’Islam ne constitue point une supériorité supposée et une exclusion du pluralisme politique et idéologique dans la société.

Avec ou sans l’Islam, une structure étatique autoritaire s’appuie nécessairement sur une idéologie autoritaire, si elle ne la produit pas. Les “oulémas du despotisme”, pour emprunter l’expression du réformateur Al-Kawakibi ont fait de l’homme obéissant le paradigme du bon musulman et des révoltés des zindiqs. On ne peut dégager de cette orientation des principes universels des droits de la personne. Sortir de l’héritage politique est une condition sine quoi non pour l’élaboration d’une vision islamique très avancée de l’Homme et de l’histoire.

C’est la vie qui a réalisé les premiers pas vers cette ligne de démarcation entre le pouvoir autoritaire, fut-il islamique, et les grands courants de la pensée islamique de nos jours. Jour après jour les Musulmans, victimes des violations innombrables des droits humains, se rapprochent des droits de l’Homme et deviennent des grands acteurs dans ce mouvement historique. Et ce à un moment ou plusieurs tendances religieuses non islamiques s’en éloignent. Il suffit de regarder vers les Etats Unis pour réaliser que la question qu’on a posé sur l’Islam doit l’être sur tant d’autres.

Notes

  1. Al-Mafregy, “L’Islam et les droits de l’homme.” In : Islam et droits de l’homme, textes présentés par Emmanuel Hirsch, Librairie des Libertés, 1984, p.12.
  2. Ibid., pp. 11-49.
  3. Ibid., p.12
  4. Ibid., p.24
  5. Ibid., p.25
  6. Muhammed Al-Ghazali, Droits de l’homme entre les enseignements de l’Islam et ceux de l’ONU.
  7. Abdullahi An-Na’im, Vers l’évolution de la Chari’a islamique, Le Caire, Sina, 1994, (en arabe), p.226.
  8. Mohammed Arkoun, “Pratiques et garanties des droits de l’homme dans le monde islamique”, in Fraternité d’Abraham, n° 27, Juillet 1980. Réédité par Hirsch, op.cit. pp. 123-130.
  9. Arkoun, Hirsch, op.cit., p.130
  10. Arkoun M., Ouvertures sur l’Islam, J.Grancher, Paris, 1992.
  11. Ibid., p. 205-206.
  12. Mohamed Sayed Said, “L’islam et les droits de l’homme”, in Riwaq Arabi, n°1, janv.1996, CIHRS, Le Caire, (en arabe).
  13. رسائل ابن العربي، ص 169 والنص : “اعلم أن الحكيم الكامل المحقق هو الذي يعامل كل حال ووقت بما يليق به ولا يخلط”

Contribution à la Tente du dialogue
Fondation Cordoue
Genève, 29 juin 2004
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