Quatre critères pour différencier les entités à référence religieuse

Quatre critères pour différencier les entités à référence religieuse

par Abbas Aroua

Les courants religieux, particulièrement les écoles de pensée islamique, sont souvent considérés comme des blocs monolithiques et parfois opposés les uns aux autres. Les Soufis, avec leur large diversité [1], engagés ou non dans l’action sociale ou politique, sont considérés sans discernement comme un groupe pacifique et associés avec le mysticisme. Le salafisme, qui a émergé il y a des siècles et qui est présent dans tous les pays musulmans sous des formes très diverses [2] ancrées dans les traditions locales, est associé à une école de ce courant originaire du Najd en Arabie saoudite, le Wahhabisme, qui est elle-même associée à l’extrémisme et le terrorisme. Les Frères Musulmans, qui ont évolué sur plus de neuf décennies, et qui sont aujourd’hui divisés en un large éventail d’organisations sociales et politiques, de gauche ou de droite, nationalistes ou internationalistes, sont désignés par certains régimes autoritaires comme un groupe terroriste.

En fait, non seulement certaines élites académiques et politiques considèrent les différents courants de la pensée islamique comme une forme d’extrémisme, mais elles font également de même en ce qui concerne la pratique même de la religion. Il y a quelques années, lors d’une conversation avec une chercheuse d’un think-tank chinois, elle m’a confié que « ces dernières années, nos musulmans en Chine sont devenus extrémistes ». Je lui ai alors demandé de m’expliquer comment, et sa réponse a été « qu’ils ne boivent plus d’alcool comme auparavant ». Cette réponse inattendue, venant d’une universitaire, peut s’expliquer par l’éloignement culturel des Hans des populations musulmanes ou par l’effet de décennies de communisme dur qui ont étouffé l’expression religieuse et provoqué l’analphabétisme religieux en Chine.

Récemment, l’élite politique française a adopté le même discours, après l’assassinat, le 3 octobre 2019, de quatre policiers à la préfecture de police de Paris par Mickaël Harpon, un Français qui s’était converti à l’islam il y a dix ans. Le président français Emmanuel Macron a plaidé pour une « société de vigilance » [3] en France, et a appelé les Français à « repérer à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes » [4] et les « signaux faibles de radicalisation ». Le ministre de l’intérieur de Macron, et son exégète pour l’occasion, Christophe Castaner, est alors venu expliquer les « signaux faibles » que le président exhorte les Français à identifier : « Parmi ces signes qui doivent être relevés : une pratique religieuse rigoriste, particulièrement exacerbée en période de ramadhan. C’est un signe, qui doit permettre de déclencher une alerte sur ces sujets. […] le port de la barbe […] le fait qu’il fasse la bise ou qu’il ne la fasse plus […], est-ce que l’individu accepte de faire équipe avec une femme ou pas. Est-ce qu’il a une pratique régulière et ostentatoire de la prière rituelle. Est-ce qu’on a la présence d’une hyperkératose au milieu du front, c’est la tabaâ [signe d’une pratique régulière de la prière rituelle dû à la prosternation] ? […] Ce sont des indices qui doivent effectivement permettre de déclencher une enquête approfondie pour avancer sur ces sujets. » [5] Lorsque ce type de discours émane des élites politiques d’un pays comme la France, dont l’histoire et la géographie le rendent si proche de l’espace religieux de l’islam, il pointe la diffusion rapide de l’idéologie du « sécuritisme » [6], transformant la société française en « une immense compagnie privée de sécurité et une large communauté de délation » [7].

Cette attitude par rapport à la religion et une approche non différenciée des courants religieux entraîne dans de nombreux contextes des politiques désastreuses qui provoquent des tensions indésirables dans les sociétés musulmanes et non-musulmanes. Cette note présente quatre critères qui aident à aborder les courants religieux de manière différenciée, compte tenu de leur non-homogénéité et de la grande diversité en leur sein.

Les quatre critères

Il existe des différences substantielles entre les entités à référence religieuse en ce qui concerne : (1) la manière dont elles se comportent par rapport aux normes acceptées par la majorité, qu’elles soient religieuses ou internationales, juridiques ou morales ; (2) leur relation avec la politique ; (3) l’ampleur du changement social et politique qu’elles souhaitent ; et (4) leur attitude envers la violence. Ces quatre critères se traduisent par les catégories suivantes :

1. Normes

  1. Evitement des Normes (EN) : Retrait de l’espace social et abdication de la responsabilité citoyenne.
  2. Conformité avec les Normes (CN) : Adhésion à la norme communément admise et action dans son cadre en tant que citoyen actif.
  3. Transgression des Normes (TN) : Eloignement de la position médiane et penchant vers l’extrême (extrémisme).

2. Politique

  1. Pas de Politique (PP) : Eloignement de la politique et consécration entière à l’acquisition savante de connaissances religieuses et/ou à la purification spirituelle.
  2. Politique Inclusive (PI) : Engagement dans la participation politique, au sens large du terme, pour la construction de la société et l’édification de l’Etat, d’une manière inclusive, et promotion de la démocratie, des droits de l’Homme et de la dignité.
  3. Politique Exclusive (PE) : Soutien aux régimes autoritaires et préconisation de l’exclusion des Autres.

3. Changement

  1. Statu Quo (SQ) : Action pour maintenir le statu quo et préserver les positions et privilèges tels quels.
  2. Changement Cosmétique (CC) : Soutien à un changement de façade du système mais pas de sa nature essentielle, souvent opéré par un régime autoritaire.
  3. Changement Véritable (CV) : Engagement dans un vrai changement social et politique, soit progressivement par opposition à un régime autoritaire de l’intérieur du système (réformisme), soit à la racine par la résistance de l’extérieur du système (radicalisme).

4. Violence

  1. Non-Violence (NV) : Utilisation exclusivement de la non-violence (stratégique) pour réaliser un changement social et politique.
  2. Violence Légitime (VL) : Utilisation dans certaines circonstances et sous certaines conditions d’une violence légitime et légale au regard du droit international et du droit religieux.
  3. Violence Extrême (VE) : Engagement dans une violence illégitime et illégale qui transgresse le droit international humanitaire et le droit religieux de la guerre.

Dix cas illustratifs

Les quatre critères considérés ici conduisent aux 12 catégories précitées (3+3+3+3), et à 81 combinaisons ou possibilités théoriques (3×3×3×3), s’étendant du Groupe 1 (EN, PP, SQ, NV) au Groupe 81 (TN, EP, CV, VE). Dans ce qui suit, dix exemples de partis, mouvements, ordres et organisations illustrent l’utilisation des quatre critères pour différencier les entités islamiques. Ils couvrent les trois principaux courants islamiques : les Frères Musulmans, les Salafistes et les Soufis.

1. Frères musulmans

  1. Secours Islamique – Monde. Cette organisation de bienfaisance a été créée en 1984 par Dr Hany El-Banna. En 35 ans, le SIM est devenu une agence internationale de premier plan pour l’acheminement de l’aide humanitaire : Groupe 31 (CN, PP, CV, NV)
  2. Mouvement Hamas – Palestine. Ce mouvement politique a été créé en 1987 par Cheikh Ahmed Yassin pour combattre l’occupation israélienne. Il a une branche armée, les brigades Al-Qasaam : Groupe 44 (CN, PI, CV, VL)
  3. Parti Hamas – Algérie. Ce parti politique a été fondé en 1990 par Cheikh Mahfoud Nahnah. Il a soutenu le coup d’état militaire de 1992, a justifié la répression qui s’en est suivie et a participé au « parlement » et au gouvernement nommés par les militaires : Groupe 49 (CN, PE, CC, NV)

2. Salafisme

  1. Parti de la Construction et du Développement – Egypte. Ce parti politique a été fondé en 2011 par le Groupe Islamique égyptien. Il s’est engagé dans la participation politique, défendant une démocratie représentative et coopérant avec d’autres partis à référence confessionnelle ou laïque : Groupe 43 (CN, PI, CV, NV)
  2. Parti Al-Nour – Egypte. Ce parti politique a été créé en 2011 par l’Appel Salafi égyptien. En 2013, il a soutenu le coup d’état militaire du Maréchal Abdel Fattah Al-Sissi : Groupe 46 (CN, PE, SQ, NV)
  3. Mouvement Madkhali – Libye. Ce mouvement était présent en Libye avant 2011, favorable au régime de Kadhafi ; ils ont gagné en force et en influence après la chute de ce dernier et sont des alliés du Maréchal Khalifa Haftar et de son Armée Nationale Libyenne : Groupe 57 (TN, PP, SQ, VE)
  4. Etat Islamique – Irak & Levant. Cette organisation politico-militaire qui s’est créée en 2003 a participé à l’insurrection contre l’invasion étrangère de l’Irak et s’est auto-proclamée Califat en 2014 : Groupe 81 (TN, PE, CV, VE)

3. Soufisme

  1. Ordre de Muridiya – Afrique de l’Ouest. Cet ordre a été fondé en 1883 par Cheikh Aḥmadu Bàmba Mbàkke, appelé le « Ghandi Africain », qui a dirigé une résistance non-violente contre les forces coloniales françaises : Groupe 31 (CN, PP, CV, NV)
  2. Ordre de Qadiriya – Algérie. Cet ordre a été fondé par Cheikh Abdul Qadir Gilani (1077–1166). L’émir Abdelkader Ibn Muhieddine, affilié à cet ordre, a mené durant 17 ans une lutte armée (1830-1847) contre l’occupation française avec un haut niveau d’éthique de la guerre : Groupe 44 (CN, PI, CV, VL)
  3. Conseil des Sages Musulmans – EAU. Cette organisation a été créée en 2014 par le gouvernement des Emirats Arabes Unis, comme l’un des bras du soufisme politique pour rivaliser pour le leadership religieux dans le monde musulman sunnite : Groupe 46 (CN, PE, SQ, NV)

Dans l’espace à quatre dimensions (normes, politique, changement, violence), on peut voir ci-dessus que le même courant religieux englobe des groupes très différents. Par ailleurs, les entités appartenant au même groupe peuvent être affiliées à différents courants religieux. Par exemple, le parti Al-Nour en Egypte et le Conseil des Sages Musulmans aux EAU sont affiliés respectivement au salafisme et au soufisme et appartiennent au même groupe 46 (CN, PE, SQ, NV). De même, le Mouvement Hamas palestinien et l’Ordre de Qadiriya en Algérie sont respectivement affiliés aux Frères Musulmans et au soufisme, mais ils appartiennent au même groupe 44 (CN, PI, CV, VL). Il en va de même pour le Secours Islamique – Monde des Frères Musulmans et l’Ordre de Muridiya soufi en Afrique de l’Ouest qui correspondent au même groupe 31 (CN, PP, CV, NV).

Attribuer à une entité sociale ou politique affiliée à un courant religieux un groupe donné dans l’espace à quatre dimensions n’est pas une tâche facile et ne peut éviter un certain degré de subjectivité. Il s’appuie sur une connaissance approfondie du contexte historique, culturel et religieux et une étude approfondie de cette entité dans son environnement social et politique. Plus important encore, cela doit être fait sans parti pris idéologique.

Les quatre critères présentés ici constituent un outil qui permet de différencier les mouvements, partis et autres organisations appartenant à un courant religieux donné et d’éviter de les confondre. Cet outil a été utilisé dans cette note pour classer plusieurs exemples de l’islamisme sunnite, mais il s’applique également aux entités de l’islamisme chiite, du judaïsme, du christianisme, du bouddhisme, de l’hindouisme, du sécularisme, etc. Il peut, espérons-le, être utile aux universitaires et aux élites politiques en charge d’étudier le lien « religion-politique-conflit » et d’élaborer des stratégies pour prévenir, contrer et fournir des alternatives à l’extrémisme et à la violence extrême.


References

[1] Abbas Aroua. Sufism, Politics and Violence: Reading Notes. Cordoba Peace Institute – Geneva. Septembre 2017. Disponible en ligne : https://bit.ly/2K8EyGU

[2] Abbas Aroua. The Salafiscape in the wake of the ‘Arab spring’. Cordoba Peace Institute – Geneva. Deuxième Edition. Octobre 2017. Disponible en ligne : https://bit.ly/33ANdd5

[3] Sophie Louet and Sudip Kar-Gupta. France needs ‘society of vigilance’ against Islamist ‘Hydra’: Macron. Reuters. 8 Octobre 2019. Disponible en ligne : https://reut.rs/2PYAqwS

[4] François-Xavier Bourmaud. Préfecture de Paris : Macron veut une « société de vigilance » face à l’Islam radical. Le Figaro. 8 Octobre 2019. Disponible en ligne : https://bit.ly/32rFlch

[5] Radicalisation : Castaner évoque les « signes qui doivent être relevés ». LCP. 8 Octobre 2019. Disponible en ligne : https://bit.ly/34Q2veh

[6] Abbas Aroua. Addressing Violence and Extremism: The Importance of Terminology. Cordoba Peace Institute – Geneva. Janvier 2018. Disponible en ligne : https://bit.ly/2qD7HmU

[7] Abbas Aroua. Soyons vigilants face aux dérives d’une « société de vigilance » ! Mediapart. 11 Octobre 2019. Disponible en ligne: https://bit.ly/2NvsRMv

 

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