Finkielkraut et le trouble à l’ordre public
Presque tout le monde connaît Alain Finkielkraut et son engagement pour toutes les victimes de « l’intégrisme islamique » qui veut « assassiner la liberté ».
En 2002, il défendait Oriana Fallaci sur les colonnes du Point (N°1549, 24/05/2002), à propos de son pamphlet La rage et l’orgueil. Dans un article intitulé « Fallaci tente de regarder la réalité en face » il s’étonnait que : « Nous vivons ce moment étrange de notre histoire où, pour être vertueux, pour être moral, pour être un type bien, il faut faire en sorte que la vérité n’affleure jamais ». Et d’ajouter : « Oriana Fallaci a l’insigne mérite de ne pas se laisser intimider par le mensonge vertueux. Elle met les pieds dans le plat, elle s’efforce de regarder la réalité en face. Elle refuse le narcissisme pénitentiel qui rend l’Occident coupable de ce dont il est victime. »
Dans le quotidien Libération du 9 février 2006, il écrivait au sujet de la crise des caricatures danoises, sous le titre provocateur « Fanatiques sans frontières : les intégristes islamistes sont des ennemis redoutables » :
« Quels sont les premiers responsables de cette crise ? “Les dessinateurs et les journalistes qui n’ont pas su tempérer l’exercice de la liberté d’expression par le respect des croyances”, disent maintenant la plupart des chefs de gouvernement occidentaux et, avec eux, nombre d’intellectuels. Ces sages oublient que le respect des croyances et la liberté d’expression sont les deux faces d’une même médaille. Ceux qui combattent la liberté d’expression au nom du respect de leur croyance, méprisent les croyances des autres et le font très ostensiblement savoir. […] L’image qui a mis le feu aux poudres représente Mahomet coiffé d’un turban en forme de bombe. Image injurieuse, nous dit-on. Lien blessant, lien offensant, lien diffamatoire entre le Prophète et le terrorisme. Sans doute. Mais ce lien, ce ne sont pas les caricaturistes danois qui l’ont établi, ce sont les jihadistes. […] Il ne suffit pas, pour vivre dans un monde pacifique, ni même d’ailleurs pour avoir la paix, d’abjurer tout esprit de conquête, de confesser ses crimes et de proclamer urbi et orbi qu’on n’a pas d’ennemis. La preuve : nous faisons ardemment tout cela et force est de reconnaître que, malgré nos efforts, nous avons des ennemis déterminés et redoutables. »
Dans les colonnes du Figaro du 27 novembre 2006, sous le titre « L’affaire Redecker et la blessure de la liberté », il écrivait :
« La France était le pays de Voltaire écrasant l’Infâme. Elle n’était heureusement pas que cela, mais elle était cela aussi. Ces dernières semaines, je me suis anxieusement demandé si la France ne devenait pas le pays où l’Infâme pouvait écraser Voltaire, comme si de rien n’était ou, du moins, avec des circonstances très, très atténuantes. […] Tout le monde ou presque a répété que la liberté d’expression était un droit imprescriptible, mais le premier réflexe du ministre de l’Éducation nationale, bientôt relayé par son collègue de la culture, a été de rappeler à ce fonctionnaire effervescent son devoir de réserve. Tandis que la Ligue des droits de l’homme jugeait ses idées “nauséabondes”, que Le Canard enchaîné se déchaînait contre lui et que l’islamologue Olivier Roy écrivait dans la revue Esprit qu’ “on ne peut pas distinguer un mauvais racisme (l’antisémitisme de Dieudonné) d’un bon comme serait celui de Redecker”, et surenchérissait en déclarant au journal Libération que “ceux qui s’amusent délibérément à chatouiller la fatwa” ne doivent pas s’étonner des réactions suscitées par leur provocation débile. Quant au journaliste et romancier Gilles Martin-Chauffier, il a lâché la bride au dégoût et écrit ceci : “Il faut être d’une malhonnêteté intellectuelle stupéfiante pour signer une chronique aussi haineuse que celle de Robert Redecker. Et c’est cracher à la figure de la liberté de pensée que de prendre la défense de ce simplet qui ne songe qu’à acquérir la notoriété ouvrant la porte des grands éditeurs.” Afin de ne pas jeter de l’huile sur le feu, on a jeté, à pleines poignées, le discrédit sur le fauteur de troubles. Moins d’un an après l’affaire des caricatures, on n’a rien trouvé de mieux, de tous côtés, que de lui faire grief d’être caricatural. Il est donc temps et plus que temps de libérer le oui à Redecker du mais qui l’entrave, qui l’étouffe et qui finalement le bâillonne. Si nous ne voulons ne pas laisser s’instaurer dans l’espace public le règne de l’autocensure, notre soutien doit être inconditionnel. Il n’y a pas de mais qui tienne, car ce mais conduirait demain à expurger les librairies et les bibliothèques d’œuvres aussi islamiquement incorrectes que Jusqu’au bout de la foi de Naipaul ou Tristes Tropiques de Levi-Strauss. »
Et de conclure enfin :
« Et puis, on l’oublie trop souvent : la liberté d’expression n’est pas une sinécure. Ce droit de l’homme n’est pas seulement mon droit. L’homme, c’est moi, mais ce n’est pas que moi. L’homme, c’est aussi les autres hommes et leur droit insupportable de dire des choses que je n’ai pas envie d’entendre, des choses qui m’énervent, qui m’effraient, qui me blessent, qui m’accablent, qui m’écorchent vif, qui me font mal. Dans une société ouverte, aucune conviction n’est souveraine, ce qui fait qu’elles sont toutes en colère. “Ma liberté n’a pas le dernier mot, je ne suis pas seul”, écrit Emmanuel Levinas. Voilà sans doute pourquoi la liberté d’expression est si fragile. Il y a des gens qui ont envie d’être seuls ou, plus exactement, d’être seuls à être. Il nous incombe d’inhiber ce désir, de le vaincre en nous et hors de nous. C’est visiblement une question de vie ou de mort. »
Jusque là, Alain Finkielkraut a toujours été conséquent et cohérent. Or, récemment, j’ai écouté par hasard une partie de l’émission « Le zapping de France Inter » (10 novembre 2007), où il était l’invité ; il commentait l’interdiction faite à Bertrand Cantat à sa libération, « de publier un livre, d’écrire une chanson ou d’intervenir publiquement de quelque façon que ce soit sur le crime qu’il a commis », de façon quelque peu surprenante.
Voici un extrait de son intervention :
« Je trouve que ce moment devrait être gardé, édité, éternisé. C’est un moment monstrueux. Je dis bien absolument monstrueux. On en vient au nom de la liberté d’expression à revendiquer la barbarie pure ; il ne devrait pas y avoir besoin de loi pour interdire à Cantat d’écrire une chanson sur la mort de Marie Trintignant. Et je lui ai fait assez de crédit, pour penser que quand bien même il n’y aurait pas eu de loi, il ne l’aurait pas fait. Parce que cet homme est atteint par l’acte qu’il a commis. Non il n’est pas ce frappeur d’enfants, cet homme violent qu’on a voulu représenter ; son cas est singulier. Il n’empêche, il a tué, accidentellement ou non, une femme qu’il aimait. Et je ne pense pas qu’il aurait en tête de blesser sa mère, ses proches, ses enfants, en écrivant une chanson sur ces faits. »
Le présentateur l’interpelle alors : « Monsieur Finkielkraut, si vous me le permettez, revenons au principe même de l’interdiction et de la censure, est-ce qu’il n’y a pas une contre productivité ; on est dans le bovarysme total, et… ? » Mais il est vite interrompu par Finkielkraut :
« Non, la censure c’est la civilisation même. Quand-même, on ne peut pas mettre à égalité le vrai et le faux ! La censure c’est le droit. Le droit fixe des limites. Je pense que normalement la civilisation doit fixer des limites. Si on est à ce point obnubilé par la liberté d’expression, et qu’on ait besoin du droit, alors vive le droit ! Mais penser que c’est une nouveauté, et qu’un avocat ose dire que c’est une nouveauté, je ne sais pas quel est ce chroniqueur, il a le droit d’ignorer tout du droit et d’ignorer tout de la civilisation, tout de même quand on libère quelqu’un qui a tué quelqu’un d’autre dans le pays où cette personne a été tuée, eh bien on veut tout simplement que cette libération ne soit pas un trouble à l’ordre public. Et ça existe dans le droit. Un trouble à l’ordre public ça veut dire que si moi j’écris ceci ou cela sur Marie Trintignant, je vais blesser sa mère, je vais blesser ses anciens maris, je vais meurtrir ses enfants, c’est un trouble à l’ordre public, ce trouble ne doit pas avoir lieu. Et je le répète, il n’y a aucun rapport entre ce que ressent Cantat et ceux qui en son nom demandent qu’il n’y ait aucune limite, demandent une espèce de “lâcher tout” qui est la barbarie même. »
Résumons :
1) Lorsqu’Alain Finkielkraut est face à des propos qui heurtent la sensibilité de plus d’un milliard d’êtres humains, dont plusieurs millions en France, il affirme que :
– Nous vivons ce moment étrange de notre histoire où, pour être vertueux, pour être moral, pour être un type bien, il faut faire en sorte que la vérité n’affleure jamais.
– Oriana Fallaci a l’insigne mérite de ne pas se laisser intimider par le mensonge vertueux.
– Ceux qui combattent la liberté d’expression au nom du respect de leur croyance, méprisent les croyances des autres.
– Il ne suffit pas, pour vivre dans un monde pacifique d’abjurer tout esprit de conquête, de confesser ses crimes et de proclamer urbi et orbi qu’on n’a pas d’ennemis.
– Je me suis anxieusement demandé si la France ne devenait pas le pays où l’Infâme pouvait écraser Voltaire.
– Si nous ne voulons ne pas laisser s’instaurer dans l’espace public le règne de l’autocensure, notre soutien [à Redecker] doit être inconditionnel. Il n’y a pas de mais qui tienne.
– La liberté d’expression n’est pas une sinécure. Ce droit de l’homme n’est pas seulement mon droit. L’homme, c’est moi, mais ce n’est pas que moi. L’homme, c’est aussi les autres hommes et leur droit insupportable de dire des choses que je n’ai pas envie d’entendre, des choses qui m’énervent, qui m’effraient, qui me blessent, qui m’accablent, qui m’écorchent vif, qui me font mal.
– Dans une société ouverte, aucune conviction n’est souveraine.
– “Ma liberté n’a pas le dernier mot, je ne suis pas seul”, écrit Emmanuel Levinas. Voilà sans doute pourquoi la liberté d’expression est si fragile. Il y a des gens qui ont envie d’être seuls ou, plus exactement, d’être seuls à être. Il nous incombe d’inhiber ce désir, de le vaincre en nous et hors de nous. C’est visiblement une question de vie ou de mort.
2) Mais lorsqu’Alain Finkielkraut est face à des paroles qui risquent de heurter la sensibilité de quelques êtres humains, il affirme plutôt que :
– On en vient au nom de la liberté d’expression à revendiquer la barbarie pure.
– L’espèce de “lâcher tout” qui est la barbarie même.
– On ne peut pas mettre à égalité le vrai et le faux.
– La censure c’est la civilisation même.
– La censure c’est le droit.
– Normalement la civilisation doit fixer des limites. Si on est à ce point obnubilé par la liberté d’expression, et qu’on ait besoin du droit, alors vive le droit !
– Un trouble à l’ordre public ça veut dire que si moi j’écris ceci ou cela sur Marie Trintignant, je vais blesser sa mère, je vais blesser ses anciens maris, je vais meurtrir ses enfants, c’est un trouble à l’ordre public, ce trouble ne doit pas avoir lieu.
Conclusion : Ou bien, Alain Finkielkraut a évolué dans sa réflexion sur les limites de la liberté d’expression ; après tout, on a le droit de changer. Ou bien, il a une drôle de façon de concevoir le trouble à l’ordre public.
Abbas Aroua
8 décembre 2007