La violence et la tyrannie ne sont pas le destin des peuples musulmans

La violence et la tyrannie ne sont pas le destin des peuples musulmans

J’ai été l’invité de Cordoba Peace Institute à Genève (CPI), une organisation suisse qui a fêté ces jours-ci ses 20 ans d’existence. Ce que cette organisation a fait tout au long de sa carrière relativement courte dépasse sa taille et ses capacités humaines et financières. L’institut s’est fixé pour objectif stratégique de « prévenir la violence, transformer les conflits et promouvoir la paix ».

Par Salaheddine Jourchi, membre du Comité consultatif de CPI

Par Salaheddine Jourchi, membre du Comité consultatif de CPI

J’ai été l’invité de Cordoba Peace Institute à Genève (CPI), une organisation suisse qui a fêté ces jours-ci ses 20 ans d’existence. Ce que cette organisation a fait tout au long de sa carrière relativement courte dépasse sa taille et ses capacités humaines et financières. L’institut s’est fixé pour objectif stratégique de « prévenir la violence, transformer les conflits et promouvoir la paix ».

Pour une association ou une entité, relever les défis et les obstacles à la paix dans une région sensible comme le monde arabo-musulman, ce n’est pas une tâche facile, d’autant plus que nombre des conflits qui éclatent de temps à autre sont de nature complexe dans laquelle le politique se mêle au religieux, au tribal et à l’économique, ce qui demande un haut degré de prévoyance, de sagesse, de conscience et de patience. CPI a réussi à traiter de nombreux dossiers qui ont occupé les gouvernements, les élites et les peuples de la région, en s’appuyant sur les mécanismes de dialogue, de bonne écoute et d’élargissement de la base commune et partagée. Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, une base partagée existe entre les gens, quelles que soient leurs différences, et cette base est capable d’être développée et élargie, pourvu que la volonté soit là et que les protagonistes renoncent à l’intolérance qui détruit les valeurs du vivre ensemble.

A cette occasion, l’universitaire tunisien, Hmida Ennaifer, a été invité à présenter son nouveau livre, intitulé « L’Erudit et le Dirigeant ». Ce livre traite du contenu des lettres échangées entre le grand-père de l’auteur, Cheikh Ennaifer, et le président Habib Bourguiba, lors de la mise en place de l’État national, un dialogue qui s’est opéré entre deux mentalités contradictoires en termes de vision et de méthode. D’un côté, un érudit de l’Université Ez-Zitouna qui veut comprendre les raisons qui ont poussé Bourguiba à choisir le traitement radical pour changer une situation qui s’effondrait, comme l’abolition de l’enseignement d’Ez-Zitouna, pour miser entièrement sur une éducation moderne qui prend le système français comme modèle à suivre, et de l’autre, un dirigeant soucieux d’exploiter le contexte historique pour entreprendre un certain nombre de réformes qui habitaient son imaginaire depuis qu’il était étudiant à la Sorbonne. Le dialogue entre les deux hommes n’a pas abouti, pas plus que la tentative d’atteindre un règlement historique que certains croient encore possible à ce jour.

L’intérêt de CPI pour la relation entre le religieux et le politique est dû à la conscience de ses responsables que ce problème représente encore l’une des lignes de conflit et de division au Moyen-Orient. C’est pourquoi l’Institut s’est fixé parmi ses objectifs « d’aborder les polarisations et les tensions entre les acteurs musulmans de diverses références religieuses dans les contextes locaux des pays du Moyen-Orient », travaillant également à réduire l’extrémisme violent parmi les jeunes musulmans en « sensibilisant au discours islamique du juste milieu ».

Dans ce contexte, un programme diversifié a été mis en œuvre, auquel ont participé un grand nombre d’acteurs de diverses régions, y compris des pays d’Afrique subsaharienne. Le Département fédéral suisse des affaires étrangères a soutenu cet ambitieux programme, à travers son secteur d’activité « Religion, politique et conflits ».

L’intérêt de CPI pour la Tunisie n’est pas nouveau, car il s’était auparavant efforcé d’accompagner la transition démocratique et avait mis en place un programme en coordination avec le « Forum Al-Jahidh » dont objectif était de chercher à évaluer l’expérience tunisienne en termes de relations possibles entre les composantes de l’élite appartenant aux principaux courants : les islamistes d’un côté et les laïcs de l’autre. CPI a également coopéré avec la « Ligue tunisienne pour la culture et le pluralisme ».

L’attention s’est portée sur la Tunisie après l’expérience de la Troïka et la montée au pouvoir du parti Nidaa Tounes. Il semble que le dialogue qui s’est instauré entre hommes politiques et intellectuels proches de la scène politique, dont certains ont assumé des responsabilités dans les gouvernements précédents, ait rassuré relativement les responsables de CPI quant à l’avenir de l’expérience tunisienne, estimant que cette expérience était irréversible. Il est vrai qu’ils ont remarqué que la distance entre les deux parties était encore étendue et semée d’embûches, notamment entre le mouvement Ennahda et la gauche radicale dans sa globalité, mais ils s’attendaient à ce que des progrès dans la voie démocratique dissolvent les divergences et fassent mûrir les deux parties, et ils croyaient que la transition politique était devenue garantie. Ils ne s’attendaient pas à ce que les cartes soient rebattues, que la direction du vent change, qu’une nouvelle équation émerge, et que l’autocratie revienne à une vitesse surprenante, de sorte que la Tunisie se retrouverait à nouveau dans la bataille de la défense des libertés, et que les organisations politiques, culturelles et sociales reviendraient à la bipolarisation et à la rivalité idéologique pour le pouvoir, au détriment de la Tunisie et des intérêts de son peuple.

Le principal défi en Tunisie et dans les pays de la région restera d’apporter des garanties pour « faire avancer le dialogue et permettre aux gens de prévenir la violence et de transformer les conflits dans les sociétés où vivent les musulmans ». Cela ne signifie pas que les musulmans constituent nécessairement un obstacle à la coexistence, car il y a des adeptes d’autres religions qui se comportent avec violence et rejettent le droit à la différence, mais cela ne diminue pas le danger des idées et des politiques qui pourraient menacer la stabilité et la coexistence et rendent la religion contre la liberté.

Il y a des concepts qui qui ont de l’effet pour justifier l’exclusion et la ségrégation religieuse et sociale dans de nombreux pays et contextes, ce qui a jusqu’à présent fait vaciller la démocratie dans les sociétés arabes et musulmanes, incitant certains à souligner l’inévitable « intransigeance islamique ». C’est une approche insuffisante pour expliquer le phénomène de la tyrannie, bien que des expériences ici et là viennent étayer cette hypothèse, et poussent ses partisans à tenter d’en faire une « déterminisme historique » ; leur dernier argument étant ce qui se passe en Tunisie, qu’ils décrivent comme la dernière tentative ratée de parier sur la libération de la tyrannie. Mais les peuples prouveront le contraire, et confirmeront que la voie des musulmans vers la démocratie est un choix possible.

(Arabi 21, 7 novembre 2022)

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