Faire revivre l’ancien héritage du café au Yémen : une occasion de faciliter la transformation de conflit et l’autonomisation de groupes traditionnellement marginalisés

Faire revivre l’ancien héritage du café au Yémen : une occasion de faciliter la transformation de conflit et l’autonomisation de groupes traditionnellement marginalisés

À l’heure actuelle, les sources fournissant une rhétorique positive autour du Yémen sont rares. Cependant, récemment, l’industrie du café de spécialité a mis en lumière des communautés d’agriculteurs des régions montagneuses du Yémen qui s’efforcent de conserver un héritage ancien de l’histoire du pays : le café. Après que le café ait été découvert pour la première fois en Éthiopie, la région de Mokha au Yémen est devenue le fournisseur exclusif de café au monde dès le XVIe siècle. Pourtant, les souvenirs de l’industrie du café yéménite, jadis glorieuse, ont été principalement confinés aux quelques milliers de producteurs de café yéménites exploitant encore des parcelles leur appartenant depuis des générations. Ces communautés de producteurs de café éloignées ont fait preuve d’une incroyable résilience malgré les menaces imminentes de famine, d’épidémie de choléra et de catastrophe économique nationale qui se poursuivent depuis le début de la guerre en 2015.

L’essor mondial récent de l’industrie du café de spécialité a incité les producteurs de café à s’aventurer jusqu’aux confins de la planète, y compris au Yémen, à la recherche de cafés rares, de qualité, et présentant un profil de saveur unique. L’Américano-yéménite Mokhtar Alkhanshali est un parfait exemple de ce phénomène. Mokhtar, un entrepreneur de café de San Francisco, a tout mis en œuvre pour réintroduire les cafés yéménites dans le monde. Après être devenu un classificateur de la qualité du café certifié par le Coffee Quality Institute (CQI) en 2014, il a commencé à travailler directement avec de petites communautés agricoles du Yémen pour les aider à améliorer les pratiques de culture du café et le contrôle de la qualité. En 2015, il était prêt à dévoiler les cafés de spécialité qu’il avait acquis en travaillant avec ces communautés agricoles, mais ne pouvait pas partir en raison du déclenchement de la guerre. Néanmoins, il a réussi à se rendre en bateau de pêche sur la côte de Djibouti, où il a ensuite pu rentrer aux États-Unis avec deux valises remplies de café yéménite[1].

À son retour, la société de Mokhtar, Port of Mokha, et Qima Coffee, basée à Londres, ont été les principaux porte-parole de la réintroduction des cafés yéménites dans le monde du café de spécialité. Comme Port of Mokha, Qima, en partenariat avec l’ONG française ACTED, collabore avec des agriculteurs de tout le Yémen, tant dans les régions contrôlées par le gouvernement de Hadi et que celle des rebelles Houthis, afin d’aider les communautés agricoles à respecter les normes et standards du café de spécialité[2]. Depuis 2017, les cafés produits en partenariat avec Port of Mokha et Qima ont toujours fait l’objet de nombreuses louanges internationales et les cafés yéménites sont de nouveau parmi les meilleurs disponibles sur le marché des spécialités. Ainsi, le pays semble en passe de devenir l’un des sites d’origine les plus prestigieux au monde pour le café de spécialité.

Port of Mokha et Qima souhaitent jouer un rôle dans la reconstruction du Yémen en contribuant au développement de revenus durables pour ces communautés caféicoles isolées, dans l’espoir d’améliorer la vie des individus et d’apporter une contribution positive à l’économie nationale. Faris Sheibani, fondateur et directeur de Qima Coffee, écrit à cette fin: « La relance de l’industrie du café est une lumière scintillante qui peut ouvrir la voie à la reprise progressive du pays »[3].

Cependant, si la relance de l’industrie du café doit être couronnée de succès, elle nécessitera un appui local et international. Alors qu’il peut être difficile de renforcer le soutien à la collaboration concernant un avenir prometteur pour le café, le faire permet de profiter des avantages de la relance de l’industrie du café pour aller au-delà des contributions économiques. En juillet 2018, Ala Qasem, cofondateur de DeepRoot consulting, a déclaré lors d’une table ronde du Centre pour les études stratégiques et internationales (CSIS) qu ‘« en plus des méthodes traditionnelles de désarmement, de démobilisation et de réintégration, l’amélioration de la situation économique du Yémen contribuerait également au renforcement l’environnement sécuritaire »[4]. De plus, encourager une collaboration entre les civils yéménites, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) et les acteurs internationaux pour soutenir la renaissance de l’industrie du café au Yémen pourrait aider à créer un environnement propice aux discussions et aux efforts en faveur de la paix et de l’autonomisation.

Malheureusement, ceux qui tentent actuellement de transporter du café dans le pays mettent leur vie en danger. Souvent, le café doit être déplacé entre les régions du gouvernement Hadi et les zones contrôlées par les rebelles Houthis afin d’atteindre les frontières ou les quelques ports restants ouverts à l’exportation. La menace imminente des frappes aériennes et le changement constant de la situation sécuritaire des voies de transport rendent extrêmement dangereux le passage entre ces deux zones, en particulier lorsque les marchandises sont remorquées. Qasem note que la faiblesse de la sécurité freine l’avancement des projets de développement et que « des négociations complexes, des exigences de sécurité strictes et des détours importants sont nécessaires pour mener à bien une tâche aussi fondamentale que le transport de marchandises à travers le pays »[5]. Ainsi, la grande précaution nécessaire pour tenter un transport signifie que les cafés qui circulent actuellement dans tout le Yémen le font à un rythme décourageant.

Idéalement, l’industrie du café de spécialité bénéficierait d’un soutien politique, notamment pour garantir la sécurité des voies de transport et l’ouverture de nouveaux ports. Cependant, les civils ont une occasion plus immédiate de commencer à œuvrer dans le but commun de reconstruire l’économie du Yémen. La création de réseaux localisés pourrait aider à élargir, soutenir et protéger les voies de transport déjà utilisées pour transporter le café yéménite dans diverses régions. Des efforts localisés permettraient également à plus que les membres des communautés de caféiculteurs de jouer un rôle dans la renaissance de l’ancien héritage du Yémen mais favoriseraient aussi les interactions pacifiques entre des groupes actuellement déconnectés. En outre, les civils doivent être sensibilisés et extrêmement fiers de la qualité et des éloges internationaux des cafés de spécialité produits au Yémen. Une prise de conscience accrue du succès des agriculteurs sur la scène internationale, malgré l’état de crise nationale, pourrait servir de symbole positif pour stimuler l’esprit d’espoir au sein de la population yéménite. Ainsi, les collaborations vitales entre groupes locaux pour soutenir et protéger l’industrie du café de spécialité peuvent être comprises comme une plate-forme permettant de restaurer pacifiquement l’espoir, la dignité et la fierté nationale parmi les civils yéménites.

De plus, soutenir la croissance de cette industrie donne l’occasion de responsabiliser trois groupes traditionnellement marginalisés de la région. Premièrement, les communautés agricoles, en particulier dans les régions isolées telles que les montagnes où pousse le café, ont tendance à vivre en marge de la vie urbaine. Si l’on peut considérer que l’éloignement des conflits internes a joué en faveur des communautés agricoles yéménites, les communautés agricoles déconnectées en général se sont également révélées particulièrement vulnérables aux attaques ciblées et influencées par des groupes extrémistes. En fait, l’une des branches les plus efficaces d’Al-Qaïda est un groupe basé au Yémen, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), qui a tendance à opérer à partir des déserts et des montagnes inégalement gouvernés[6]. Toutefois, si le café devait redevenir un acteur essentiel de l’économie du pays et que les réseaux localisés susmentionnés commençaient à se former, les communautés agricoles seraient probablement mieux reliées à la vie urbaine et, espérons-le, moins vulnérables aux influences extrémistes.

Il semble également qu’à mesure que la qualité du café yéménite s’améliore, les communautés d’agriculteurs continueront à bénéficier d’une reconnaissance accrue de leur artisanat, de plus d’opportunités pour obtenir un revenu régulier et de prix plus élevés sur leurs marchés. Le récent partenariat entre Qima et l’Alliance for Coffee Excellence (ACE) témoigne du fait que l’industrie du café de spécialité au Yémen a un avenir prometteur. Dans le cadre d’un programme intitulé « Cup of Excellence », ACE s’associe à des pays producteurs de café pour « découvrir et récompenser leurs meilleurs producteurs de café et aider à développer des relations de marché à long terme essentielles au développement économique »[7]. Le programme Cup of Excellence vend ensuite les meilleurs cafés du pays d’origine via une vente aux enchères en ligne et aide les agriculteurs à se familiariser avec des marchés spécialisés générant des augmentations substantielles de revenus et des sources de revenus plus durables. Les agriculteurs travaillant avec Qima ont déjà commencé à multiplier leurs bénéfices par vingt, et avec l’extension du programme Cup of Excellence au Yémen en 2019[8], cette tendance devrait s’accentuer davantage.

Le succès de l’industrie du café de spécialité au Yémen a également l’occasion d’intéresser les jeunes yéménites. En raison de la crise actuelle, les jeunes yéménites, en particulier les jeunes garçons, considèrent souvent que prendre les armes est l’une de leurs seules options viables pour générer des revenus, créer un objectif et apporter des changements. De la même manière que les communautés agricoles, les jeunes ont également tendance à être ciblés par les groupes extrémistes et vulnérables à leur influence. Cependant, s’impliquer dans le processus de culture, de transformation, de transport ou d’exportation du café pourrait constituer une alternative pacifique et durable pour que ces derniers commencent à générer des revenus et à cultiver une meilleure raison d’être.

Cependant, peut-être que l’opportunité la plus convaincante d’autonomisation concerne le rôle des femmes. En 2016, le Yémen figurait au dernier rang de l’indice mondial sur les disparités entre les sexes établi par le Forum économique mondial, et l’état de crise politique et économique persistant n’améliore pas les disparités entre les sexes[9]. À l’heure actuelle, plusieurs impératifs éthiques sont présents dans l’industrie du café de spécialité dans le but de sensibiliser le public au rôle vital que jouent les femmes dans la culture du café. Bien que beaucoup de travail reste à faire dans ce domaine, l’industrie du café de spécialité semble encourager le soutien à l’égalité entre les sexes et sensibiliser davantage les consommateurs à la dépendance de la production mondiale de café à l’égard des femmes qui travaillent fort. Par exemple, Qima, ACTED et l’Alliance internationale des femmes pour le café (IWCA) ont tous contribué au développement de la première coopérative de café détenue par 100% de femmes, la Talok Women’s Coffee Association (TWCA). La TWCA opère actuellement à Taiz, au Yémen.

La Banque islamique de développement (BID) est l’une des nombreuses organisations qui lancent des projets visant à améliorer le statut socioéconomique des femmes dans le monde arabe. Bien que la promotion d’une profession agricole ne soit pas à l’origine perçue comme un moyen efficace de progresser à cet égard, la dépendance de la caféiculture vis-à-vis des femmes[10] peut être considérée comme une ressource interne pour l’autonomisation. S’efforcer de sensibiliser le public au rôle fondamental que jouent les femmes dans la production de café au Yémen (publicité, documentaires, etc.) est un bon point de départ, mais cela ne suffit pas. Un partenariat avec des initiatives telles que la TWCA et l’IWCA, qui ouvrent la voie à un renforcement du rôle des femmes dans la production de café, pourrait permettre au Yémen de devenir un modèle sur la manière dont les impératifs éthiques concernant le statut socio-économique des femmes déjà présentes dans l’industrie du café de spécialité peut être diffusée dans un contexte plus large d’intérêt croissant parmi les organisations humanitaires pour autonomiser et valoriser les femmes du monde arabe. En cas de succès, l’industrie du café de spécialité pourrait contribuer aux efforts visant à sortir le Yémen de la dernière place de l’indice mondial de disparité entre les sexes lorsque le pays commencera à se reconstruire.

À compter de 2018, le CCG s’est engagé à verser 7,7 milliards de dollars pour financer les efforts de reconstruction du Yémen[11]. En ce qui concerne le rôle du CCG, Qasem recommande également aux pays membres et aux autres donateurs internationaux d’envisager une alternative au « cadre séquentiel traditionnel pour la reconstruction, qui aborde l’aide humanitaire en premier lieu, puis la reconstruction, et enfin les réformes économiques », et voit plutôt « le rétablissement de la légitimité d’un gouvernement, le renforcement de l’environnement de sécurité et la construction d’un État efficace en tant que domaines interdépendants sur lesquels les efforts de reconstruction devraient se concentrer simultanément »[12]. L’essor de l’industrie du café de spécialité s’étant également étendu aux pays voisins tels que le Koweït, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, le CCG a la possibilité de considérer le café au Yémen comme une « nouvelle initiative économique collaborative »[13]. L’allocation de fonds de reconstruction annoncés pour soutenir la croissance du secteur pourrait être un moyen pour le CCG d’appliquer les alternatives suggérées par Qasem et d’appuyer un projet de reconstruction à long terme et mutuellement bénéfique qui favorise davantage la paix et l’autonomisation.

Il existe de nombreux moyens de soutenir la croissance de l’industrie du café de spécialité au Yémen au niveau international. Avant le déclenchement de la guerre, CQI était très actif dans de nombreux projets au Yémen, tels que la gestion de la partie café d’une importante subvention de l’USAID visant à améliorer le secteur agricole[14]. Malheureusement, en 2015, toutes les ambassades internationales ont été obligées de partir, ce qui a mis fin au projet. Dans le secteur des cafés de spécialité, Port of Mokhtar, Qima et ACE ont incité d’importants acheteurs de café à commencer à servir des cafés yéménites dans des cafés du monde entier. Cela permet non seulement aux consommateurs de découvrir des cafés d’un goût incomparable, mais aussi de partager des histoires de résilience et de succès concernant les communautés de caféiculteurs qui peuvent inciter les gens à reconnaître les moyens de responsabiliser les civils dans leur processus de récupération, au lieu de les considérer comme entièrement dépendants de l’aide étrangère. De plus, ceux qui souhaitent responsabiliser et valoriser les groupes marginalisés et / ou promouvoir la transformation des conflits dans la région peuvent reconnaître que le développement de l’industrie du café de spécialité au Yémen est une opportunité pour prendre pied dans l’établissement de la paix. Le partenariat d’ACTED avec Qima est un bon exemple de la manière dont cela peut être accompli.

Enfin, cet article a été écrit dans le but de convaincre les lecteurs que l’écart entre l’industrie du café de spécialité et des organisations comme la FCG est peut-être plus étroit que l’on pouvait le penser au départ. Si des organisations vouées à la promotion de la paix dans des zones en conflit, telles que le Yémen, s’associaient à des organisations telles que l’ACE, Qima et Port of Mokhtar, les communautés de caféiculteurs résilientes seraient peut-être non seulement porteuses d’espoir, mais également des ressources internes pour développer les acteurs de paix locaux. Ainsi, soutenir ces communautés peut être compris comme une opportunité de commencer à générer un dialogue pour la prévention de la violence, la transformation pacifique des conflits et l’autonomisation. Lorsque vous envisagez de trouver des moyens de participer à la relance de l’industrie du café yéménite, peut-être simplement devenir un consommateur averti peut-être un bon point de départ.

 


[1] “The Port of Mokha Story”, Port of Mokha

[2] Les cafés de spécialités sont ceux qui obtiennent un score de 80/100 ou plus sur l’échelle de qualité de la SCA (Specialty Coffee Association)

[3] Faris Sheibani, Qima Coffee, https://qimacoffee.com

[4] Center for Strategic and International Studies, “Yemen’s Challenges and Prospects for Reconstruction”, 23 July, 2018

[5] Ibid

[6] Adam Baron, “Mapping the Yemen Conflict”, European Council on Foreign Relations

[7] Alliance for Coffee Excellence, “About Us”

[8] Nick Brown, “ACE Launching Private Collection Auction Program Beginning with Yemen”, Roast Magazine, 13 mars 2019.

[9] Forum économique Mondial, “The Global Gender Gap Report 2016”.

[10] En moyenne, les femmes contribuent à 70% des récoltes et du travail dans toutes les régions productrices de café du monde, y compris au Yémen.

[11] Center for Strategic and International Studies, “Yemen’s Challenges and Prospects for Reconstruction”

[12] Ibid

[13] Ibid

[14] Coffee Quality Institute, “Yemen Overview”

 

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