The Cordoba Update, Janvier – Février 2018

The Cordoba Update, Janvier – Février 2018

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Janvier – Février 2018
Cher Lecteur, Chère Lectrice,

Depuis quinze ans, la FCG travaille en Europe et dans le monde musulman, développant un réseau impressionnant de contacts influents dans la société religieuse et civile locale. Avec la confiance dont elle jouit auprès de ces partenaires, la FCG joue le rôle de passerelle et facilitateur, en s’engageant avec des acteurs marginaux exclus des processus de paix, et qui ont parfois des difficultés à interagir directement avec les gouvernements en raison de leurs visions différentes. Cet accès privilégié ne serait pas possible sans la forte sensibilité culturelle de la FCG et ses valeurs fondamentales de non-violence, d’inclusivité, d’impartialité, d’empathie et d’indépendance. En outre, sa méthodologie rassemble les parties, qui normalement n’interagirait pas, dans des « espaces de médiation sécurisés », pour travailler sur des projets conjoints, renforcer la confiance et diminuer la suspicion mutuelle, en utilisant le concept de diapraxis – le dialogue par la pratique.

Depuis 2010, les programmes principaux de la FCG se concentrent sur les polarisations idéologiques en Afrique du Nord, les divisions au Moyen-Orient, les tensions ethniques et religieuses dans la région du Sahel et la prévention de la violence et de l’extrémisme dans ces trois régions.

Dans ce Cordoba Update, vous trouverez deux contributions. Alistair Davison raconte l’histoire, l’identité et la valeur unique de la FCG, un article initialement publié dans le magazine, Klvin. Abbas Aroua présente notre dernière publication « Aborder l’extrémisme et la violence : l’importance de la terminologie », qui préconise une compréhension nuancée de la terminologie de l’extrémisme violent pour aider à comprendre et à mieux aborder les processus menant à l’extrémisme.

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Nouvelles de la fondation :


Evénements passés

Zanzibar – Formation de groupes d’autorités religieuses et de journalistes en matière de transformation des conflits, analyse des conflits et journalisme de paix, en partenariat avec le Bureau du Grand Mufti de Zanzibar, 13-20 novembre 2017.

Maroc – Formation aux étudiants universitaires marocains sur les approches de la transformation des conflits, les outils d’analyse des conflits, et les mécanismes d’alerte précoce et réponse rapide, en partenariat avec le Centre Mada, 16-17 décembre 2017.

Liban – Mission de terrain pour le suivi des activités du Forum libanais des Associations Humanitaires, 8-12 janvier 2018.

Table ronde sur la PEV – Contribution à une table ronde sur le thème « Investir dans la paix et la prévention face à l’extrémisme violent », organisée à la Maison de la Paix à Genève, le 25 janvier 2018.

Tchad – Formation des formateurs du réseau de paix au Tchad, en transformation des conflits et médiation, en partenariat avec le Programme « Culture and Religion in Mediation program » (CARIM) de l’ETH à Zurich, 28-31 Janvier 2018.


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La Fondation Cordoue de Genève : 15 ans de promotion de la paix et de médiation (2002 – 2017)

par Alistair Davison, Responsable général, Fondation Cordoue de Genève

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Octobre 2017

La version initiale de cet article, en anglais, a été publiée dans le magazine Klvin, http://www.klvinmag.com

Une multitude de livres arabes, reliés en cuir, s’élèvent du sol au plafond dans les bureaux discrets de la Fondation Cordoue de Genève au Chemin des Vignes. “C’est probablement la bibliothèque arabe la plus diversifiée de Genève”, déclare le directeur, Abbas Aroua, “et un endroit tranquille pour nous consacrer à notre travail dans de nombreuses situations de conflits difficiles”.

C’est à partir de ces bureaux, à quelques pas de la « Genève Internationale », que la Fondation Cordoue de Genève (FCG) mène ses activités de promotion de la paix, de médiation et de transformation de conflits. La bibliothèque a été léguée par le membre fondateur du conseil d’administration Cheikh Mahmoud Bouzouzou, pionnier du mouvement nationaliste algérien, théologien, islamologue, journaliste mais également médiateur très respecté. C’est aussi, aujourd’hui, une grande source de littérature et d’études sur la médiation et les conflits, entrecoupée des travaux de Simone de Beauvoir, de Jean-Paul Sartre et d’autres grands écrivains et philosophes européens.

Au cours des quinze dernières années, la FCG a travaillé pour rassembler les islamistes et les laïcs à travers l’Afrique du Nord, les coptes et les musulmans en Egypte, les salafistes et les soufis à travers le Sahel. Elle a aidé à la médiation entre le gouvernement danois et les organisations musulmanes à la suite de la crise des « caricatures de Mahomet » et a soutenu le gouvernement suisse dans son travail avec les musulmans de suisses pour désamorcer les tensions suite au vote anti-minaret.

La fondation a été établie en 2002, et son nom relie Cordoue, la ville andalouse renommée comme un centre médiéval d’échange interconfessionnel culturel, intellectuel et linguistique, avec Genève, centre de tant de médiations internationales et d’échanges humanitaires aujourd’hui. Dès le départ, elle s’est concentrée sur les pays à majorité musulmane, ainsi que sur ceux concernés par des tensions liées à l’intégration et l’acceptation des communautés musulmanes.

Depuis 2010, les principaux programmes de la fondation sont menés en partenariat avec le Bureau Religion, Politique et Conflits du Département fédéral des affaires étrangères suisse, avec le soutien d’autres donateurs, et se concentrent sur différentes lignes de tension : l’impact des différentes visions du monde en Afrique du Nord, les tensions sectaires au Moyen-Orient et une variété de tensions ethniques, tribales et religieuses dans la région du Sahel. Il existe également d’importants projets impliquant des érudits islamiques respectés dans ces régions, pour aborder les questions de l’extrémisme et de la violence à travers une interprétation appropriée des textes et de la jurisprudence islamique.

Un des principes fondamentaux de la FCG est son indépendance. Ceci lui a permis de renforcer la confiance dans le monde arabe et musulman et de développer un réseau impressionnant de contacts qui donnent accès à des acteurs locaux religieux et de la société civile, marginalisés ou exclus des processus de paix, et qui ont parfois des difficultés à interagir directement avec les gouvernements en raison de leurs points de vue très différents. Grâce à la confiance dont elle jouit auprès de ses partenaires dans ces régions, la CFG peut agir comme un pont et un facilitateur. Cet accès privilégié ne serait pas possible sans le succès de sa méthodologie de « diapraxis », qui réunit des interlocuteurs qui ne se parleraient pas naturellement pour travailler sur des projets de mise en œuvre conjointe, afin de bâtir la confiance et briser les préjugés et la suspicion mutuelle. L’approche est construite sur l’idée que « vous n’avez pas à avoir les mêmes raisons de faire quelque chose ensemble, tant que les intentions sont compatibles et que vous pouvez aller dans la même direction ».

La focalisation sur le contexte islamique est délibérée et fondée, comme l’explique Lakhdar Ghettas, Responsable des programmes : « Après les guerres dévastatrices du 20ème siècle et la situation désespérée dans laquelle l’Europe s’est retrouvée après la seconde guerre mondiale, il y avait la détermination que de telles guerres ne devraient jamais se reproduire. Cela a donné naissance en Europe à toute la science des études sur la paix et le conflit, et au développement d’outils et de techniques de médiation et de transformation de conflits pour assurer que, même si le conflit est parfois normal et nécessaire, la violence peut être évitée et doit seulement être utilisée en absolu dernier recours. Un tel développement n’a pas eu lieu dans les pays à majorité musulmane et la pénurie d’outils appropriés pour faire face aux conflits a contribué à la violence horrible que nous voyons aujourd’hui dans tant de conflits au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et dans la région du Sahel, qui sont les régions principales où nous travaillons ».

La fondation dispose d’une équipe réduite et dévouée à plein temps, à Genève et sur le terrain, avec différentes d’expériences incluant des études de transformation et résolution de conflits, science politique, journalisme, langues et philosophie islamique, ainsi qu’un vaste et talentueux réseau de chercheurs dans les régions où elle travaille. Mais la qualité la plus importante dans ce travail est une passion pour la construction de la paix dans un environnement difficile.

Genève fait également partie de l’identité de la CFG, comme le souligne et Charlotte Mounier, Associée de programme : « Notre base à Genève est définitivement un avantage. Bien que notre travail se concentre généralement à l’étranger, le passé non colonial de la Suisse et la réputation internationale de Genève en tant que siège de nombreuses ONG et organisations internationales contribuent à notre crédibilité et à la confiance que les gens placent en nous en tant que médiateur honnête ».

Grâce au généreux soutien des communes genevoises de Lancy, Onex et Plan-les-Ouates, la FCG est également connectée localement. Leurs dons ont permis à la fondation de mener à bien un travail sur la montée de la xénophobie en Hongrie, une formation en transformation de conflits en Libye et un projet de journalisme pour la paix en Mauritanie.

À travers ses réseaux, et les plates-formes régionales qu’elle gère pour chacun de ses grands programmes, la FCG reçoit des demandes constantes d’assistance, de formation et de médiation. « Il y a tellement de choses à faire et nous sommes vraiment limités par le manque de ressources financières disponibles pour ce genre de travail sensible et dans un contexte de multiplication des crises. La nature des collectes de fonds est en mutation et nous recherchons de nouvelles sources de soutien », déclare Sarah Franck, Chargée de projet, responsable du lancement récent de la campagne de dons de la fondation, disponible sur son site internet : www.cordoue.ch.

Alors que « l’innovation » représente le nouveau mantra de la FCG, l’équipe reste connectée avec l’héritage du passé, et la bibliothèque est un rappel constant de la richesse et de la diversité de ce patrimoine, « je voudrais pouvoir prétendre avoir lu un dixième de la merveilleuse collection de livres qui nous entoure ici à la Fondation » dit Abbas Aroua, « mais les développements politiques en cours nous tiennent occupés ! » Espérons que le travail de la CFG conduira à un monde plus pacifique, et laissera du temps pour lire ces livres emplis de savoir et les partager entre les personnes de différentes cultures, comme c’était le cas dans la Cordoue médiévale.


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Prévenir l’extrémisme et la violence

Faire face à la violence et à l’extrémisme : l’importance de la terminologie

par Abbas Aroua, Directeur, Fondation Cordoue de Genève

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Janvier 2018

Une version plus longue de cet article, en anglais, avec références et illustrations, est disponible en ligne sur le lien :
https://www.cordoue.ch/publications-mega/research-papers/727

Ces dernières années, « contrer/combattre l’extrémisme violent » (CEV) ou « prévenir l’extrémisme violent » (PEV) est devenu un thème incontournable dans la plupart des programmes de consolidation de la paix. Pourtant, l’intérêt croissant pour ce sujet occulte le problème fondamental de l’absence d’une définition claire et largement acceptée du concept de d’extrémisme violent. Cet article vise à contribuer à une définition plus précise des termes utilisés dans le contexte de l’extrémisme et de la violence, à proposer un modèle descriptif du processus d’extrémisation et à discuter des différentes approches de la désextrémisation.

L’extrémisme n’est pas un concept « autonome » et doit être défini par rapport à une référence commune (une convention). En sciences naturelles et sociales, une distribution standard normale est représentée graphiquement par une courbe en cloche avec un maximum à la médiane et un minimum aux deux queues, qui indiquent les extrêmes haut et bas par rapport à la valeur médiane. Au sein d’une communauté, l’extrême peut être considéré comme une divergence par rapport à la norme acceptée par la majorité. Par conséquent, ce qui est extrême dépend du contexte dans lequel la norme est établie. La médiane utilisée comme référence peut se rapporter aux normes établies dans le cadre du droit national, international, communautaire ou religieux. L’extrême haut représente l’excès et la transgression de la norme. L’extrême bas désigne la résignation et la démission de l’action publique. La médiane indique la posture qui consiste à agir sans transgression ni résignation.

Le terme « radicalisme » est fréquemment utilisé dans un sens péjoratif dans les discussions relatives à l’extrémisme violent. Le terme radicalisme est lié au mot « radical » dérivé du latin radix signifiant racine. Le radicalisme politique renvoie aux opinions et au comportement des personnes qui préconisent des changements politiques à la racine. Le radicalisme religieux consiste à revenir à la racine, c’est-à-dire à une compréhension et à une pratique de la religion conformes aux sources religieuses comme elles étaient interprétées et vécues par les premiers croyants. Il s’agit donc d’orthodoxie et d’orthopraxie.

La violence désigne « les actions, les mots, les attitudes, les structures ou systèmes qui causent des dommages physiques, psychologiques, sociaux ou environnementaux et/ou empêchent les gens d’atteindre leur plein potentiel humain » (Fisher et al. Working with Conflict. Zed Books & Responding to Conflict, 2000). La position vis-à-vis de la violence directe, qui peut prendre la forme d’une lutte armée, repose généralement sur trois paramètres : la légitimité, la légalité et l’efficacité. Alors que les purs pacifistes considèrent que la violence n’est légitime en aucune circonstance et qu’elle est moralement ou éthiquement inacceptable, il existe une croyance répandue (religieuse ou non religieuse) que la violence peut être légitime dans certaines situations (légitime défense, résistance à l’occupation, défense des autres, etc.). Il existe diverses dispositions en droit international qui rendent la violence légale dans les situations d’agression ou d’oppression. La loi religieuse reconnaît également la légalité de la violence dans certaines situations (par exemple la théorie de la guerre juste dans le christianisme, le jihād armé dans l’islam). Mais le recours aux armes est considéré comme une entreprise indésirable et n’est autorisé qu’en dernier recours et sous certaines conditions. La légalité de cette violence est déterminée par sa justification et son optimisation, et implique le respect du droit international humanitaire (DIH) et/ou des lois religieuses de la guerre (LRG). La violence légale peut être de haute intensité ; la violence extrême n’est pas liée à l’intensité mais au degré de divergence par rapport au DIH et/ou aux LRG. La plupart des défenseurs de la non-violence stratégique ne contestent pas la légitimité et la légalité de la violence, mais ils ne croient pas en son efficacité.

Il est important de comprendre la distinction entre le radicalisme, l’extrémisme et la violence ainsi que les liens qui les unissent, non seulement pour des raisons de rigueur intellectuelle, mais surtout pour garantir une action efficace contre la violence extrême et le terrorisme. L’extrémisme et le radicalisme relèvent de deux dimensions différentes ; le premier concerne l’étendue de la « latéralité » (à quelle distance de la médiane), le second concerne le degré de profondeur (à quelle distance de la racine). Les radicaux religieux sont en quête de profondeur historique et de proximité avec le message original alors que les radicaux politiques sont pour une profondeur dans le changement. De plus, les radicaux et les extrémistes ne sont pas nécessairement violents. Certains radicaux préconisent la non-violence, d’autres la violence non-extrême. De même, certains extrémistes ne se livrent pas à la violence, tandis que d’autres sont attirés par la violence extrême. Certains groupes radicaux peuvent devenir extrémistes, mais le radicalisme n’est pas une condition préalable ou un passage obligé à l’extrémisme.

Dans le contexte islamique, le Coran interdit l’excès et l’extrémisme dans l’interprétation et la pratique de la religion : « Ne commettez pas de ghulu dans votre religion. » (4:171 & 5:77) Le terme ghulu désigne l’attitude de penchant vers l’extrême (« extrémitude »). Le Coran propose une alternative au ghulu ; c’est la wasatiya qui dénote le penchant vers la médiane (« médianitude ») : « C’est ainsi que Nous avons fait de vous ummatan wasatan (une communauté du juste milieu) » (2:143).

La haine est au cœur de « l’extrémitude », et Ibn Rouchd (Averroès, 1126-1198) propose une formule qui identifie les moteurs de la haine et de la violence : « L’ignorance conduit à la peur, la peur conduit à la haine et la haine mène à la violence. C’est l’équation. » Mais, en plus de la voie décrite par Ibn Rouchd, deux autres mènent à la haine et à la violence, à travers « l’exclusion et la frustration » ou à travers « l’agression et la vengeance ». L’ignorance et l’exclusion sont des manifestations de la violence structurelle, tandis que l’agression est une violence directe.  L’extrémisation peut également se produire par empathie, et un individu extrémisé n’a pas nécessairement besoin d’être victime d’agression et/ou d’exclusion. Il/elle peut être sensible à ce qui affecte les autres et partager leurs souffrances. L’extrémisme est une caractéristique acquise : il transcende le sexe, l’âge, l’appartenance ethnique, la religion et le statut social. Tout le monde a un certain degré « d’extrémabilité » et peut devenir extrémiste si certaines conditions externes et internes sont remplies. L’individu peut résister à l’attraction vers les extrêmes s’il/elle a suffisamment de ressources internes.

L’extrémisation peut être considérée comme un processus en trois étapes. Il commence (étape 1) avec un changement d’attitude, un passage progressif d’un état de « médianitude » à un état « d’extrémitude ». Ceci est suivi (étape 2) par la construction d’un cadre idéologique ou religieux pour soutenir l’attitude. « L’extrémitude » devient extrémisme. Cette phase de consolidation est utilisée pour articuler, justifier, rationaliser le changement d’attitude. Cela peut conduire, mais pas nécessairement, à un changement de comportement, et l’extrémisme peut aboutir (étape 3) à l’utilisation de la violence extrême. Le changement d’attitude est déclenché et entrainé par des facteurs externes (géo)politiques, économiques, sociaux, culturels, et catalysé par des facteurs internes (psychologiques). Les premiers peuvent être considérés comme des causes profondes et les seconds comme des circonstances aggravantes ; tous étant des facteurs de poussée. Il y a aussi l’environnement facilitant qui peut attirer des individus à la violence extrême tels que la propagande des groupes armés, la dissémination de l’idéologie extrémiste dans les médias conventionnels et les réseaux sociaux, les incitations financières, la reconnaissance, la validation et le sentiment d’appartenance, la valorisation au sein d’un groupe, etc. Ces facteurs d’attraction ne seraient pas efficaces en l’absence des causes profondes et/ou des conditions aggravantes. Toute approche de l’extrémisme et de la violence limitée à l’un de ces facteurs est nécessairement inefficace et souvent contre-productive.

Il existe diverses voies possibles vers la non-violence ou la violence non-extrême, ainsi que vers l’extrémisme et la violence. Voie 1. « médianitude » > « extrémitude » > violence extrême : pour les individus plus émotifs que rationnels, la consolidation idéologique/religieuse n’est pas une étape nécessaire à la violence extrême. Voie 2. « médianitude » > « extrémitude » > extrémisme > violence extrême : pour les individus plus rationnels qu’émotionnels, la consolidation idéologique/religieuse est essentielle pour rationaliser l’attitude extrémiste, justifier l’usage de la violence, articuler et exprimer les émotions, et produire une rhétorique. Elle sert également de ciment pour assurer la cohésion du groupe. Voie 3. « médianitude » > extrémisme > « extrémitude » > violence extrême : l’idéologie extrémiste n’opère pas efficacement sur un individu qui n’a pas subi un changement d’attitude. Sans « extrémitude », l’extrémisme reste dans un état abstrait non-opératoire. Un texte religieux ou idéologique a peu d’effet dans un contexte social et politique non favorable. Voies 4 et 5 : l’individu est immunisé contre la tentation d’un changement d’attitude et résiste à « l’extrémitude » et à l’extrémisme. Il/elle répond à l’agression ou à l’exclusion soit par de la violence légale non-extrême (Voie 4. « médianitude » > violence non-extrême), soit par des moyens non-violents avec la ferme conviction que c’est la manière la plus efficace, légitime et légale pour effectuer un changement positif (Voie 5. « médianitude » > non-violence). Le défi de toute stratégie de désextrémisation est de réduire la probabilité des voies 1 à 3 et, simultanément, d’augmenter la probabilité des voies 4 ou 5.

Une façon d’aborder l’extrémisation est d’amputer la distribution de la courbe en cloche mentionnée ci-dessus de son extrême haut. C’est la doctrine de l’éradication indifférenciée, l’approche sécuritaire pure et dure ou « sécuritisme ». Au cours des deux dernières décennies, cette approche a montré ses limites et s’est révélée inefficace, voire contre-productive. Les expressions comme « détruire le groupe » sont une illusion. Un individu peut être tué, une organisation peut être vaincue militairement, mais si les causes profondes de l’extrémisation ne sont pas éliminées, l’organisation se régénérera, ou pire encore une autre plus violente surgira de ses cendres. De plus, cette approche tend à renforcer et à étendre l’extrême bas de résignation, faussement présenté comme une forme de résilience, qui contribue souvent à maintenir un statu quo social et politique injuste. Ceci, à son tour, régénérera nécessairement l’extrême haut.

En sciences physiques, la résilience est « la propriété d’un matériau qui lui permet de reprendre sa forme ou sa position d’origine après avoir été plié, étiré ou comprimé » (American Heritage Dictionary of English Language). Elle est liée à « la quantité d’énergie potentielle stockée dans un matériau élastique lorsqu’il est déformé » (Collins English Dictionary). Afin de retrouver sa forme d’origine, le matériau doit libérer l’énergie stockée. Plus le matériau est résilient, plus le transfert d’énergie se fera en douceur. Dans le cas des matériaux moins résilients, le transfert d’énergie provoquera une cassure qui peut être violente. L’exclusion et la frustration agissent comme des lois physiques : elles communiquent à un individu ou à un groupe d’individus une quantité d’énergie émotionnelle qui doit être évacuée à un moment donné. L’absence d’un espace de liberté permettant un transfert d’énergie en douceur conduira à une explosion ou une cassure. Une communauté résiliente n’est pas celle qui recourt à la résignation et accepte l’exclusion et l’injustice : c’est un groupe inclusif dont les membres jouent un rôle actif et jouissent de la liberté, des besoins essentiels et des droits humains fondamentaux.

Le « sécuritisme » est à la sécurité ce que le djihadisme est au jihād : une forme corrompue. La sécurité, comme la paix, peut être considérée comme un besoin essentiel et un droit humain fondamental. Le « sécuritisme » est une idéologie fondée sur la conviction que la sécurité est le seul moyen de lutter contre la violence extrême et le terrorisme, et d’instaurer la paix. Il vise souvent à maintenir un statu quo injuste, mettant l’accent sur la sécurité de l’Etat, ignorant la sécurité humaine, et souvent le « sécuritisme » aboutit à des violations flagrantes des droits de l’homme, à l’extrémisme violent d’Etat et au terrorisme d’Etat. Le jihād, considéré par tous les musulmans comme une obligation religieuse, peut être défini comme un effort, par quelque moyen permis que ce soit, pour lutter contre : (1) toutes les formes de mal en soi ; (2) toutes les formes d’injustice en dehors de soi. Le djihadisme est une idéologie basée sur la croyance que le jihād armé est le seul moyen de faire face à l’agression externe et/ou à l’oppression interne, et que le jihād armé est une fin et non un moyen. Souvent, le djihadisme aboutit à des violations flagrantes des droits de l’homme et à des actes terroristes individuels ou collectifs.

Le « sécuritisme » n’est rien d’autre que l’image miroir du djihadisme : ils se nourrissent mutuellement et prêchent tous les deux la violence. Le djihadisme est une forme d’extrémisme qui transgresse la loi islamique ; le « sécuritisme » est une forme d’extrémisme qui transgresse le droit international. Tous deux tombent dans l’usage excessif de la violence, hors la loi, et tous deux commettent des crimes contre des civils innocents : le djihadisme quand il tue des innocents par des actes terroristes, et le « sécuritisme » quand il tue des civils par des drones, par la « culpabilité par association » et la punition collective. En fin de compte, le « sécuritisme » ne parvient pas à vaincre l’extrémisme violent de groupe, tout comme le djihadisme ne réussit pas à vaincre l’extrémisme violent d’Etat.

Une autre manière plus constructive de traiter l’extrémisation est à travers la « médianisation », c’est-à-dire de ramener les individus et les groupes extrémistes (des deux extrêmes haut et bas) à la position médiane et au rôle de citoyens actifs non-violents.

Une stratégie réussie de désextrémisation doit : (1) reconnaître que derrière la violence (extrême), il y a un « traumatisme non traité et/ou un conflit non résolu » (Johan Galtung). Cette approche vise à transformer le conflit entre l’extrémiste (individu/groupe) et la communauté (locale, nationale, internationale) ; (2) être endogène, sensible au contexte local et faire preuve d’empathie. Les individus/groupes extrémistes doivent être considérés comme des êtres humains à convertir, pas comme des entités abstraites à éradiquer ; et (3) aborder les trois étapes du processus d’extrémisation et ne pas se concentrer exclusivement sur la dernière étape menant à la violence. Prévenir l’extrémisme et la violence, c’est s’adresser aux cœurs, aux cerveaux et aux mains, et traiter les causes, les arguments et les actes.

Les moteurs de la haine et les causes profondes de la violence, résumés par la triade de l’injustice « ignorance-agression-exclusion » doivent être abordés. L’ignorance est réduite par la promotion des rencontres qui favorisent la connaissance de l’autre, déconstruisent les stéréotypes et renforcent la confiance. Cela conduit à la reconnaissance et au respect mutuels et à envisager une meilleure cohabitation et une interaction positive. L’agression est réduite en favorisant des relations internationales et nationales plus équitables fondées sur le pouvoir de la loi et non sur la loi de la force. L’exclusion est réduite en promouvant une participation inclusive à la construction de la société et de l’Etat, en luttant contre la marginalisation à tous les niveaux et en donnant aux gens la possibilité d’exprimer pacifiquement leurs buts.

Pour faire face à la consolidation idéologique/ religieuse de « l’extrémitude », il faut investir dans l’éducation (formelle et non formelle) et dans les médias (traditionnels et alternatifs). Dans les contextes islamiques, le concept de wasatiya doit être promu comme une alternative au ghulu tant chez les enfants qu’au sein et autour des groupes de jeunes extrémistes. Ce type de discours constructif doit être porté par des religieux influents, souvent radicaux, dont le savoir et l’indépendance sont reconnus, à travers des vecteurs et des canaux crédibles.

Les mesures de sécurité préventives et répressives sont légitimes et nécessaires pour prévenir et contrer la violence extrême. Ces mesures doivent être légales, justes et respectueuses des droits de l’homme et de la dignité. Les agences gouvernementales qui ne respectent pas ces principes et pratiquent des punitions collectives indiscriminées, des assassinats ciblés illégaux et punissent non seulement des actes mais aussi des idées, des pensées et des intentions, ne garantissent pas la sécurité de leurs sociétés ; elles utilisent plutôt l’extrémisme violent d’Etat et faillent à mettre fin à l’extrémisme violent individuel et de groupe qu’elles sont censées combattre. Au contraire, elles contribuent à sa régénération et à sa durabilité. Le changement du comportement violent extrémiste nécessite la diffusion, par des vecteurs crédibles, des dispositions fondamentales du DIH et des LRG, parmi les groupes armés, ainsi que la promotion de la culture de la non-violence, par des moyens adaptés au contexte local. Les jeunes doivent être encouragés à utiliser la non-violence stratégique pour opérer un changement social/politique, et à prendre conscience de l’efficacité de cette méthode dans les situations d’asymétrie de pouvoir.

En résumé, dans la lutte contre la violence et l’extrémisme, l’utilisation de la terminologie appropriée est d’une importance capitale. Il est essentiel, pour la rigueur intellectuelle et pour une action efficace, de faire la distinction entre l’extrémisme, le radicalisme et la violence et de comprendre comment ces concepts se rapportent les uns aux autres. Il est également important d’être conscient des différentes voies de la haine et de la violence et de comprendre le processus d’extrémisation dans toute sa complexité. Ceci est une condition préalable à la conception de tout programme de désextrémisation qui cherche à avoir un impact réel. Les approches de sécurité dure ont montré leurs limites. Il est temps d’investir dans la transformation des conflits et d’adopter des approches holistiques qui prennent en compte toutes les étapes du processus d’extrémisation et tous les facteurs qui poussent et attirent à la violence, y compris les causes profondes, les circonstances aggravantes et l’environnement favorable.

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